À Tourcoing, une ambitieuse rétrospective retrace le parcours de l’artiste qui ne cesse d’interroger, depuis près de trente ans, « l’incertaine beauté du monde ».
Le rendez-vous a été fixé à son atelier situé dans le 13e arrondissement, à Paris. À l’intérieur, rien ne filtre sur l’identité de sa locataire si ce n’est le matériel photo, rangé dans un coin, et les trois grands portraits de femmes issus de séries récentes, déposés au sol. Le mobilier est réduit au minimum. La table elle-même est vierge de tout ordinateur, de papiers, de livres, de tirages… « L’atelier ne sert qu’aux prises de vue », précise Valérie Belin. Les ébauches, le travail de post-production se font donc à son domicile, situé dans un autre quartier, et ensuite au laboratoire Picto, où l’artiste travaille avec le même retoucheur depuis quinze ans. Cet atelier, attribué par la Ville de Paris en 2008, est le premier qu’elle a occupé. « Avant, je le partageais avec un autre photographe, Christian Courrèges. J’y allais quand il n’y allait pas », dit-elle. Dans l’appartement de 50 m2 qu’elle occupe toujours, son espace de travail se réduisait alors à un bureau et à des livres. Ils y vivaient à trois et le salon de 15 m2 a parfois servi à des prises de vue comme celles pour la série des Femmes noires. « J’ai eu un moment des velléités d’avoir un salon-salle à manger. Mais j’ai vite renoncé pour tout virer et installer d’énormes tables de travail et mon ordinateur. » Un sourire léger s’esquisse sur son visage : « En étant là-bas plutôt qu’ici, vous n’auriez d’ailleurs pas appris plus de moi », souligne-t-elle dans la foulée. Qui sait ? Un intérieur raconte parfois bien des choses.
On ne l’ignore pas, la discrétion est de mise chez Valérie Belin, silhouette frêle à la voix douce et regard avenant. Sa renommée en France et à l’international n’a aucunement modifié sa manière de vivre ni d’être. Elle ne l’a pas davantage incitée à parler d’elle. La biographie éditée à l’occasion de sa rétrospective, actuellement au MUba Eugène Leroy à Tourcoing, n‘omet aucune information basique habituellement communiquée : « Valérie Belin, née en 1964 à Boulogne-Billancourt. Vit et travaille à Paris », des données suivies d’une sélection d’expositions personnelles ou de groupe, de prix obtenus et de collections publiques ou privées dans lesquelles l’œuvre est rentrée. C’est tout.
Beaucoup de choses ont été écrites et dites sur l’œuvre. L’artiste elle-même a toujours parlé de son travail. Mais Valérie Belin ne s’est jamais prêtée à un retour sur son parcours intime, remontant jusqu’à l’enfance et aux origines de sa famille comme a pu le faire Sophie Ristelhueber dans un livre d’entretiens réalisé avec Catherine Grenier. « Peut-être parce que je suis quelqu’un d’extrêmement pudique, de secret et de très tourmenté », explique-t-elle. « L’idée de m’exposer me terrorise. » Pourtant, en cette journée de printemps, elle n’esquive pas les questions. La parole est aisée, l’intonation posée.
« Le fondement de mon travail n’est pas du tout photographique puisque, quand j’ai commencé la photo, je ne connaissais même pas Walker Evans ni August Sander. Mais je connaissais bien l’art américain et l’art baroque italien. Par ailleurs, je connaissais l’art minimal américain, où l’expérience du corps avait une grande importance, et le pop art. Warhol est l’une de mes principales références, ainsi que tout ce qui en découle, notamment l’hyperréalisme », rappelait-elle dans un entretien en 2006 avec Régis Durand. L’ancien directeur du Jeu de paume était familier de son travail depuis ses photographies d’objets en verre, de miroirs et d’argenterie, exposées à la Galerie Alain Gutharc en 1994. « Des photographies qui sont moins des photographies d’objets que la fixation sur la surface sensible de la lumière renvoyée par leur corps, comme le seront celles des miroirs vénitiens », réexplique-t-elle aujourd’hui. Il ne s’agit pas de ses premières images, qui sont des photographies de tubes néon dont elle a inversé la lumière au tirage, prises dans le cadre de son diplôme de l’École nationale supérieure d’art de Bourges. Valérie Belin ne les a pas retenues pour sa rétrospective à Tourcoing. Les documents relatifs à l’élaboration des différentes séries sont tout aussi absents. « Le timing a été trop court pour les préparer », affirme-t-elle, mais, surtout une partie de ses archives a disparu. « J’ai jeté beaucoup de choses. » On s’étonne de ce geste si définitif de la part d’une artiste qui a une telle maîtrise de son œuvre et de son discours. « Sans doute que je ne les considérais pas comme assez importantes, avance-t-elle. C’est une erreur. Je m’en mords encore les doigts. » Le déménagement d’une maison située à Vincennes pour un appartement de 50 m2, avec un enfant, a peut-être aussi conduit à des choix pas forcément clairvoyants. Elle le reconnaît. Seuls les négatifs ont été conservés mais pas les tirages de travail ni les étapes intermédiaires des premières surimpressions. Elle n’a pas davantage gardé les carnets de collages, de dessins et d’écrits réalisés après sa sortie de l’école, quand elle faisait moins de photos. On ignorait leur existence. « Je devais travailler et ces carnets ne me coûtaient rien, explique-t-elle. Quand j’ai pu reprendre une pratique de photographie quotidienne grâce à un poste d’enseignante aux beaux-arts obtenu en 1992, je ne les ai pas poursuivis. »
À partir de ce moment-là, tout s’est enchaîné très vite : première exposition personnelle à la Galerie Alain Gutharc en 1994, suivie deux ans plus tard d’une exposition au Crédac (Ivry-sur-Seine) et à la galerie municipale Édouard Manet (Gennevilliers). Les monographies suivantes ont fait alterner centres d’art, musées d’art moderne et contemporain et institutions photo à la renommée internationale. Côté galeristes, à Alain Gutharc ont succédé, en France, les galeries Xippas puis Jérôme de Noirmont et, depuis 2013, la Galerie Nathalie Obadia. Le milieu de l’art contemporain l’a rapidement identifiée. Nominée au prix Marcel Duchamp en 2004, elle a reçu en 2014 le prestigieux prix Pictet pour Still Life, unesérie de natures mortes composées d’un amoncellement d’objets bon marché en plastique. En 2019, le Victoria and Albert Museum, à Londres, lui passe commande. Après Thomas Ruff, elle fut la deuxième artiste à bénéficier d’une carte blanche. Valérie Belin fait également partie des rares artistes français exposés dans les grandes foires d’art contemporain. Nathalie Obadia remarque toutefois qu’elle « vend mieux son travail dans les foires généralistes qu’à Paris Photo, bien que cette dernière lui ait permis d’avoir une exposition au Multimedia Art Museum à Moscou et de rentrer dans les collections du musée ». Valérie Belin ne fait d’ailleurs curieusement pas partie de la fameuse collection Photo Poche, des livres de photographie au format poche, initiée, conçue et dirigée jusqu’à sa mort par l’éditeur Robert Delpire, et éditée par Actes Sud. Elle n’est pas davantage dans l’ouvrage que la collection consacra uniquement aux femmes photographes. « En photographie, ce qui compte, c’est le sujet, rappelle Valérie Belin : tant que la photo a un sujet identifiable, expressif, où l’on comprend immédiatement l’enjeu de l’image, tout va bien. En revanche, quand on se met à photographier des mannequins d’agence, des jeunes femmes jolies, le sujet est plus difficile à justifier, car flirtant trop, pour certains, avec la photographie de mode ou avec l’effet de séduction. Je ne suis pas dans la fascination mais dans un travail de la forme qui déconstruit le cliché. » En ce sens, la rétrospective au MUba Eugène Leroy est particulièrement éloquente sur la manière dont Valérie Belin dénonce les stéréotypes, les assignements et, plus largement, évoque les paradoxes de la société moderne ou les fragilités des êtres. « Ce que je photographie est uniquement du mental, de la matière psychique », souligne-t-elle.
Le déploiement sur un seul mur de la grande nef du musée des portraits liés à l’humain depuis la série des Bodydbuilders, réalisée en 1999, est à cet égard très impressionnant. Mariées marocaines, Transsexuels, Mannequins, Michael Jackson, Masques, Chips, Modèles, Métisses ou nouvelle série Heroes : il est saisissant de voir ce que tous ces portraits grand format soulèvent en réactions ou en questionnements sur le corps et la représentation. Le passage du noir et blanc à la couleur, comme celui de l’argentique au numérique, avec tout ce que ce dernier lui a permis en superpositions d’images d’origines diverses, n’a aucunement affadi la pertinence du propos. Il lui a simplement apporté d’autres outils. « En dehors de l’art américain, le fondement de mon travail se trouve dans la perception, très jeune mais non conscientisée, de la place assignée à la femme comme à l’homme à travers ce que je vivais, voyais… Quand j’étais adolescente, je n’arrêtais pas de faire des collages avec des images de femmes découpées dans des magazines. Ces images me fascinaient. Je voulais devenir styliste. J’ai d’ailleurs passé le concours de l’École Duperré que j’ai réussi. Mais j’ai choisi d’aller à l’École des beaux-arts de Versailles où j’avais aussi été reçue », raconte Valérie Belin. Depuis, elle est devenue une artiste qui a fait des rôles assignés et des clichés une des matières de son travail. « Évidemment que mon statut de femme a influencé mon travail. On n’est pas traversé pas les mêmes choses quand on est un homme ou quand on est une femme. Je raconte toujours cette histoire de ce professeur de photo venu une semaine à l’École d’art de Bourges qui, devant mes images, m’a dit que ce n’était pas des photos de femme. Cela a été un déclencheur dans ma décision de continuer dans la photo. Mais je n’étais plus à l’époque du féminisme et de la revendication, comme les avaient exprimés Orlan ou Valie Export. Quelque part, je me sens plus proche d’une Cindy Sherman, mais pas dans la forme. Cindy Sherman fait partie de Picture Generation, ce qui n’est pas mon cas. J’appartiens à la génération du post-modernisme. » Pourtant, Valérie Belin est un électron libre qui ne se rattache à aucune école, ni à aucun courant artistique. Elle a développé une création visuelle d’une grande cohérence et d’une indéfectible « acuité critique », pour reprendre le terme de Susanna Fritscher, son amie depuis l’école de Bourges et à qui Valérie Belin montre systématiquement son travail en cours. « L’actualité de ses photographies est très forte », relève Sébastien Gokalp, conservateur du patrimoine et auteur d’un des textes du catalogue publié pour la rétrospective [coédition Atelier EXB – MUba, 192 p., 39 €]. Il y a en effet une dimension intime et politique indéniable dans l’œuvre, y compris dans les natures mortes. Derrière cette écoute des bruits du temps, on pressent l’inquiétude. « Je canalise mes angoisses par le travail. En dehors du travail, je ne sais pas faire grand-chose d’autre », dit-elle le sourire aux lèvres. « Le plus intéressant dans la vie, c’est la découverte, la richesse des autres, la manière dont ils pensent différemment et qui va nous éclairer. J’aime beaucoup écouter. »
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Valérie Belin : le doute, à fleur de photo
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°765 du 1 juin 2023, avec le titre suivant : Valérie Belin : le doute, à fleur de photo