En 2019, le Victoria & Albert Museum à Londres offrait une carte blanche à Valérie Belin. Après Thomas Ruff, elle est la deuxième artiste à bénéficier de cette commande. De sa plongée dans les collections du musée est née « Reflection », sa dernière série actuellement exposée au V & A et à la galerie Nathalie Obadia à Paris.
Je me suis d’abord intéressée aux objets d’art décoratif du V & A, les objets en argent et les verreries vénitiennes notamment. Rapidement je me suis rendu compte que cet intérêt pouvait entraîner des redites de mon propre travail. Il était par ailleurs quasi impossible de sortir les pièces des vitrines. Je me suis donc tournée tout naturellement vers la collection de photographies du musée, et au sein de cette fabuleuse collection j’ai été attirée par cette permanence de la vitrine dans tous les parcours des photographes que j’ai pu voir, d’Eugène Atget à Walker Evans ou Lee Friedlander. C’est ainsi que j’ai pu découvrir les albums de photographies de la firme américaine Worsinger Window Service ou la série « Street Level » de Robert Brownjohn sur les enseignes et les typographies urbaines. Par ailleurs, le V & A a toujours été pour moi une grande vitrine sur la production d’objets et d’images, source d’inspiration. D’où le choix de ce thème de la vitrine pour « Reflection ».
Tout à fait. Il y avait pour moi une évidence dans le choix de revenir à la source et de prendre la vitrine comme sujet principal du travail, non les objets à l’intérieur de la vitrine, mais la vitrine elle-même en tant que lieu de rencontres paradoxales, de surface qui réfléchit et qui montre. Le terme anglais de « Reflection » joue de cette ambiguïté, du trouble causé à la fois par la réflexion dans la vitrine et la réflexion intérieure. Il y a aussi le fait qu’une œuvre d’art est tout simplement une chose qui provoque un état de conscience plus fort qu’en temps normal, qui l’intensifie. C’est ce que peut provoquer la photographie.
J’ai superposé différents matériaux : des photographies de vitrine que j’ai réalisées à New York durant ces dix dernières années, des scans de livres sur le cinéma noir ou de magazines – mais dans ce cas-là uniquement pour récupérer des trames d’impression. Il y aussi des photographies d’affiches, de grafs dans la rue… Donc différentes sources pour enrichir l’image, la complexifier, la troubler, la perturber et induire un phénomène de vitesse, de mouvement, d’accumulation d’images sur la surface du papier photographique à la manière des films de Jonas Mekas, comme si c’était le fantôme du paysage urbain qui était retenu par cette accumulation.
Cette commande est tombée à un moment clé. Je travaillais alors sur les « China Girls » pour lesquelles j’utilise effectivement ces images de vitrines en surimpression comme un liant entre les images. D’ailleurs on ne les voit quasiment plus au final. Cette proposition du V & A m’a permis de laisser la part belle à ces matériaux que je considérais jusque-là comme de second ordre, des images sans qualité. Elle m’a donné l’impulsion de faire quelque chose que je n’osais pas faire. J’ai éprouvé une grande liberté, une espèce de jubilation de la surimpression et de la représentation. Tout était permis d’une certaine manière. « Reflection » est un peu un manifeste de ce qu’est la photographie pour moi. Elle va certainement modifier ou introduire des choses différentes. Mais je ne pourrai absolument pas abandonner mon attachement à la figure féminine et à tous ses paradoxes pour une recherche plus formellement abstraite.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°541 du 13 mars 2020, avec le titre suivant : Valérie Belin, artiste : « “Reflection” est un peu un manifeste de ce qu’est la photographie pour moi »