Musée - Politique

ENTRETIEN

Katia Buffetrille : « L’effacement de la culture tibétaine s’est accéléré »

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2024 - 1435 mots

Alors que le terme « Tibet » se voit abusivement remplacé dans certains musées français par ceux de « Xizang » ou de « Monde himalayen », la question se pose de la résistance de nos institutions culturelles aux pressions chinoises.

Le temple Jokhang à Lhassa, capitale du Tibet. © Hiroki Ogawa, 2014, CC BY 3.0
Le temple Jokhang à Lhassa, capitale du Tibet.
Photo Hiroki Ogawa, 2014

La chercheuse Katia Buffetrille est à l’initiative de la tribune collective parue dans Le Monde daté du dimanche 1er-lundi 2 septembre (1). Elle est tibétologue et ethnologue, membre de l’École pratique des hautes études et du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO).

Vous êtes à l’origine de la tribune publiée dans « Le Monde ». Quel en a été l’élément déclencheur ?

Alors que je consultais les notices des objets tibétains sur le site Internet du Musée du quai Branly, j’ai constaté que tous les objets consultés étaient inscrits comme provenant de la « Région autonome du Xizang » (appellation chinoise de ce qui était la « Région autonome du Tibet »). J’ai envoyé un mail fin mars où je m’insurgeais contre la disparition du terme « Tibet » au profit de cette appellation. Car les objets tibétains du Quai Branly datent d’avant la colonisation chinoise (1959) donc il n’y a pas de raison d’employer « Xizang ». Une loi votée en 2023 tente d’imposer « Xizang » pour désigner le Tibet, au prétexte que l’usage de « Tibet » serait un résidu colonial de l’Empire britannique. Le remplacement du terme « Tibet » par « Xizang » n’a d’autre finalité que d’effacer l’existence même du Tibet, non seulement en Chine mais à l’étranger puisque cette injonction concerne les publications en langues occidentales émanant de la République populaire de Chine et portant sur le Tibet. Il semble que le mot « Xizang » soit employé dans les notices depuis plusieurs années, avant la loi de 2023.

Avez-vous obtenu une réponse du musée ?

Oui, la réponse du musée en avril était courte et évoquait un problème technique de référencement. Elle rappelait aussi que les cartels et notices emploient bien le terme « tibétain ». Mais ce qui gêne la Chine, ce n’est pas cet adjectif, c’est le mot « Tibet » car il renvoie à une nation et un pays. Cependant, lorsque « Tibet » est employé dans les cartels de la salle d’exposition, il apparaît entre parenthèses après « Chine » et « Région autonome du Xizang ». L’objet présenté est donc désigné comme un objet venant de Chine, ce qui est totalement faux.

Jeune femme chinoise déguisée en tibétaine à Gyalthang en 2024. © Katia Buffetrille
Jeune femme chinoise déguisée en tibétaine à Gyalthang en 2024.
© Katia Buffetrille
Et en ce qui concerne le Musée Guimet ?

Là c’est différent, il s’agit du remplacement de l’appellation de la salle « Tibet-Népal » par celle de « Monde himalayen » à sa réouverture après travaux début 2024. Le monde himalayen existe en effet, mais il n’englobe pas le Tibet qui fait 2,5 millions de km2 et va jusqu’au massif du Kunlun (nord du Tibet). Aucun chercheur ne considère que le Tibet fait partie du monde himalayen. Dans un droit de réponse publié dans la presse, le musée dit qu’il s’agit d’une classification par aires culturelles. Dans la salle du Musée Guimet consacrée au fonds Alexandra David-Neel, la région de Lhassa est désignée par « Ü » (qui est le mot tibétain), et le Tibet central par l’appellation tibétaine « Ü et Tsang », ces appellations tibétaines sont correctes mais évitent encore une fois le terme « Tibet ». Enfin, dans les catalogues de 2014 et 2015, on trouve le mot « Tibet » et non « monde himalayen » : il y a donc bien eu un changement récemment.

Êtes-vous encore en contact avec les deux musées ?

Non, depuis la publication de notre tribune dans le Monde, la seule réponse que nous avons eue des musées est le droit de réponse publié dans la presse. Aucun de nous ne s’attendait à ce que cette tribune soit reprise si souvent dans les médias. Publiée il y a quelques années, elle n’aurait certainement pas eu un tel impact.

À votre connaissance, comment le régime chinois exerce-t-il des pressions sur les universités et sur les musées en Occident ?

Cela fait longtemps que la Chine veut supprimer l’existence du Tibet en tant que pays. Le laboratoire de recherche auquel j’appartiens a d’ailleurs changé de nom il a plusieurs années pour retirer « Tibet » de son intitulé d’origine (« Chine-Tibet-Japon »). Ce n’est donc pas nouveau, mais depuis l’élection de Xi Jinping [à la présidence de la République populaire de Chine], cela a pris une ampleur nouvelle. Une autre loi votée en 2023 oblige désormais à appeler la Mongolie chinoise (région autonome de Mongolie intérieure) : « la culture de la frontière nord ». Et on peut citer la polémique sur l’exposition « Gengis Khan : Comment les Mongols ont changé le monde », où l’équipe du Musée d’histoire de Nantes a résisté aux pressions chinoises [l’exposition s’est tenue fin 2023 après une annulation en 2020 pour raisons diplomatiques].

Quelle est la situation dans les autres pays européens concernant le Tibet et les pressions chinoises ?

Comme notre tribune a beaucoup circulé et qu’elle a été traduite en anglais, je commence à avoir des échos d’autres pays. En Allemagne les chercheurs envisagent de rédiger eux aussi un texte, car les pressions chinoises sont les mêmes. La France n’est pas la seule à subir ces pressions, mais on constate que les spécialistes et les chercheurs cèdent plus ou moins face à la Chine. On peut à tout le moins s’interroger sur la posture de ces grands musées français, notamment Guimet qui héberge la plus grande collection d’objets tibétains de France parmi lesquels des pièces remarquables.

Un des pavillons chinois installés sur les stèles en face du temple du Jokhang à Lhassa, mai 2024 © Katia Buffetrille
Un des pavillons chinois installés sur les stèles en face du temple du Jokhang à Lhassa, mai 2024.
© Katia Buffetrille
La loi de 2023 a-t-elle accéléré la sinisation du Tibet, notamment de son patrimoine ?

Il se trouve que je rentre du Tibet, et j’ai pu voir dans le Kham (centre-est du Tibet) des panneaux signalétiques où figure le mot « Xizang » par exemple. La sinisation des toponymes est donc bien réelle et relève de procédés de colonisation. Concernant le patrimoine, on note que la Chine a le plus grand nombre de sites inscrits au patrimoine mondial en général, elle est très active à l’Unesco [le Tibet compte trois sites inscrits au patrimoine mondial]. Car malgré l’inscription du site du grand temple de Lhassa (Jokhang), les Chinois ont construit un pavillon de style chinois autour de trois stèles gravées, une datée 821-822, une du XVIIIe siècle et une de la période Ming. Ailleurs au Tibet la sinisation s’est accélérée, surtout depuis la crise du Covid-19 : on voit régulièrement sur des sites tibétains des Chinois qui se déguisent en costume tibétain traditionnel et qui se laissent photographier [voir ill.].

Le patrimoine tibétain est donc effacé ou folklorisé…

Ces déguisements participent effectivement d’une folklorisation des cultures tibétaines, qui se manifeste aussi à travers le recours à des symboles religieux tels que des stupas utilisés pour marquer des ronds-points, ou des caméras ayant la forme de moulins à prières tibétains. Mais la sinisation des minorités est théorisée par Xi Jinping : il faut faire une grande nation Han (ethnie majoritaire en Chine) dans laquelle les identités ethniques disparaissent au profit de l’identité nationale. Et dans le récit officiel, le Tibet fait partie de la Chine depuis des temps très anciens, même si l’époque de cette appartenance varie.

Retour sur les grandes étapes de l’histoire du Tibet  


Histoire. Aujourd’hui « région autonome » rattachée à la Chine, le Tibet est constitué de plusieurs régions qui furent à partir du VIIe siècle un empire régional qui s’étendait jusqu’en Chine. La diffusion du bouddhisme entraîne des conversions massives et la construction de grands temples dont le Jokhang à Lhassa, premier temple bouddhiste du Tibet (639). À la fin du VIIIe siècle, le Tibet adopte le bouddhisme comme religion officielle, et l’empire s’étend jusqu’à l’occupation temporaire de la capitale chinoise Xi’an (763). Après un déclin politique, l’empire tibétain se reconstitue au Xe siècle, et entame une longue période de relations complexes avec l’empire chinois : entre le XIIIe et le XVIIe siècle, le Tibet passe de région autonome à vassal des dynasties chinoises. Le XVIIe siècle marque la fondation du système théocratique qui accorde la primauté au clergé, avec comme chef politique et religieux le dalaï-lama (1643). Les incursions étrangères au Tibet culminent avec l’occupation britannique de 1904, qui ouvre une période de troubles politiques. Exil du dalaï-lama, entrée de troupes chinoises, retour du dalaï-lama, départ des Britanniques puis des Chinois : en 1913 le Tibet se déclare indépendant mais n’obtient pas la reconnaissance de la communauté internationale. À partir de 1950, la Chine communiste lance l’occupation du Tibet sous prétexte de « libération pacifique », tout en réprimant les révoltes. L’insurrection de Lhassa en 1959 et sa répression obligent le dalaï-lama à fuir en Inde, et la Révolution culturelle des années 1966-1969 achève de détruire les cultures tibétaines. Les années 2000 voient un renforcement de la sinisation du Tibet et une vague d’immolations publiques de nonnes et moines tibétains.

La région autonome du Tibet est indiquée en rouge sur la carte. © TUBS, 2011, CC BY-SA 3.0
La région autonome du Tibet est indiquée en rouge sur la carte.
Photo TUBS

(1) Sous le titre « Des musées français courbent l’échine devant les exigences chinoises de réécriture de l’histoire ».

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°639 du 20 septembre 2024, avec le titre suivant : Katia Buffetrille :« L’effacement de la culture tibétaine s’est accéléré »

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque