Très concurrentiel et soumis à un phénomène de concentration, le secteur des galeries n’est pourtant pas plus précaire que les autres commerces, seulement plus opaque. Et si certaines galeries disparaissent, de nouvelles voient aussi le jour.
Paris. Le 29 février au soir, la galerie Jean Fournier a rendu une dernière fois hommage à son fondateur avec un accrochage de petits et de grands tableaux. Accessible sur rendez-vous pour quelques jours encore, elle fermera ensuite définitivement. Il se dit, à Saint-Germain-des-Prés, que Jean-Marie Bonnet, l’ancien compagnon de Jean Fournier (1922-2006), qui logeait rue du Bac juste au-dessus de la galerie dont il était le président, ne voulait surtout pas d’un supermarché au rez-de-chaussée, raison pour laquelle il maintenait l’activité… que ses héritiers n’ont pas souhaité poursuivre après son décès en décembre 2022. L’anecdote en dit autant sur la bienveillance du milieu que sur le mystère qui entoure souvent la vie d’une galerie.
Depuis 2019, une quinzaine d’entre elles ont mis la clé sous la porte à Paris. Certains marchands ont changé d’activité, comme Frédéric Biousse et Guillaume Foucher, cofondateurs de la Galerie Particulière, qui se consacrent désormais à leurs hôtels de luxe. Une sortie réussie et hors du marché de l’art, mais c’est loin d’être toujours le cas. Après la décision d’Yvon Lambert, figure de marchand indépendant, « à l’ancienne », de quitter en 2014 un système dont il dénonçait les excès mercantiles, son espace du Marais fut d’abord occupé par la VNH Gallery, laquelle céda la place, en 2019, à David Zwirner (New York, Los Angeles, Londres, Paris, Hongkong). De son côté, Olivier Belot, ancien directeur de la galerie Yvon Lambert, se lança avec Alexa Brossard et Mélanie Meffrer-Rondeau dans la création d’Untilthen. La galerie, qui représentait notamment Douglas Gordon, tenta de subsister à Saint-Ouen avant de s’installer boulevard Magenta, où elle succomba rapidement à son surendettement.
Positionnée sur les artistes émergents (Lionel Sabatté, Jérôme Zonder, Clément Cogitore…), Eva Hober a été placée en liquidation judiciaire en 2020, après une dégringolade amplifiée par la crise sociale des gilets jaunes et son cortège de manifestations. En pleine pandémie, Thomas Bernard, qui avait fondé Cortex Athletico à Bordeaux en 2003 et s’était installé à Paris dix ans plus tard, n’a pas été en mesure de faire face aux difficultés économiques accumulées ; en 2021, il a baissé le rideau de son local de la rue des Arquebusiers (3e arr.), laissant quelques artistes sur le carreau. Âgé de 80 ans, Jean Brolly a pris sa retraite en 2021. On pourrait aussi mentionner la cessation d’activité de Laure Roynette, Hopkins, Perpitch et Bringand, ou encore la galerie Lévy Gorvy Dayan, qui n’a pas renouvelé son bail parisien passage Saint-Avoye (3e arr.).
Doit-on en conclure que le secteur des galeries est particulièrement précaire ? Pas forcément. « Entre 2015 et 2019, leur taux de disparition à cinq ans (39 %) est équivalent à celui des entreprises de tous secteurs, selon les données de l’Insee », pointe l’économiste Nathalie Moureau, qui relève par ailleurs que 54 % des entreprises de commerce survivent seulement plus de cinq ans. Selon le rapport « Art Basel-UBS 2023 », les galeries d’art ont, en moyenne, une longévité supérieure à celle des autres négoces : 53 % sont établies depuis plus de vingt ans.
Le manque de données disponibles rend cependant toute analyse difficile. Le Comité professionnel des galeries d’art (CPGA) se trouve ainsi dans l’incapacité de dresser une liste exhaustive des fermetures intervenues ces cinq dernières années, reconnaît sa présidente, Marion Papillon. « Les galeries ne sont pas tenues d’adhérer au Comité, explique-t-elle, et leur retrait correspond parfois à un simple recul de leur activité. » Certaines préfèrent également à une adresse fixe un programme d’expositions nomade, comme la galerie Aline Vidal. Quant aux raisons qui peuvent conduire à une fermeture, elles sont nombreuses : un trop faible nombre d’artistes « commerciaux », une gestion peu rigoureuse, une mauvaise localisation, l’étiolement du nombre de collectionneurs fidèles, un réseau d’institutions défaillant. Et puis, il y a le facteur humain : il arrive parfois que des associés ne s’entendent plus.
L’opacité cultivée par les galeries entretient en outre un phénomène de « zone grise sur leur viabilité réelle », relève Stéphane Corréard, directeur artistique de la galerie Loeve&Co, lancée en 2019 avec Hervé Loevenbruck. L’absence de transparence permet aussi de passer sous silence les mauvaises pratiques, en particulier les lenteurs ou défauts de paiement (des artistes, qui sont dépendants, et des fournisseurs, dont la parole est plus libre), note Stéphane Corréard, qui dirigea aussi le salon Galeristes.
Depuis 2019, une vingtaine de galeries ont dans le même temps ouvert à Paris, dont plus de la moitié sont des enseignes internationales ou déjà installées à l’étranger (Massimodecarlo, Cécile Fakhoury, Mariane Ibrahim, Galerie C, Fitzpatrick, Skarstedt, Dvir Gallery, Peter Kilchmann, Esther Schipper, Mendes Wood DM, Hauser & Wirth…). D’une manière générale, il semblerait que les plus grosses structures prospèrent mieux que les petites. « Dans l’ensemble des secteurs, les entreprises les plus fragiles sont les TPE/PME ; elles ont un taux de disparition bien plus élevé que les autres entreprises, affirme Nathalie Moureau. Il est assez évident que l’on assiste au même phénomène pour les galeries. »
Le constat mérite cependant d’être nuancé. Plus légères dans leur fonctionnement et bénéficiant, pour autant qu’elles fassent du bon travail, de la prime à la jeunesse (par exemple, l’accès aux foires à moindre coût), les petites galeries peuvent tirer leurs épingles du jeu. Ainsi de Parliament et de Sans Titre, qui ont ouvert en 2019. « Au vu de l’ensemble des données économiques des galeries (participation aux foires, chiffre d’affaires, etc.), il semble que cela soit plutôt les galeries de taille moyenne qui souffrent du phénomène de concentration, résume Nathalie Moureau. Le marché de l’art évolue vers la structure classique d’oligopole avec frange que l’on observe dans les industries culturelles (telle que l’édition, la musique, le cinéma…). Quelques grosses entreprises dominent le secteur et s’appuient sur une frange concurrentielle de petites sociétés fragiles, lesquelles prennent les risques liés au défrichage des talents, qui sont ensuite repris par le cœur de l’oligopole. »
Mi-février, l’artiste français Julien Creuzet a ainsi rejoint la galerie Mendes Wood DM (São Paulo, New York), installée à Paris depuis octobre dernier. Juste avant la 60e Biennale de Venise, où l’artiste représentera la France. « Julien a pris sa décision depuis novembre », explique son ancien galeriste, Philippe Joppin, le directeur de High Art, qui l’avait présenté à la Biennale de São Paulo où la galerie brésilienne a découvert son travail. « Il a récupéré ses œuvres en stock, comme cela avait été convenu au début de notre collaboration. » High Art se voit ainsi privée de la possibilité de valoriser des œuvres afin de compenser le départ de cet artiste aujourd’hui en vue. Ce type de mésaventure va de pair avec une augmentation des frais, notamment de participation aux grandes foires pour retrouver un nombre suffisant de collectionneurs. « Cela coûte très cher et n’est pas forcément rentable », souligne Stéphane Corréard.
Cette dure loi du marché n’est pas sans conséquence sur la création. En décembre dernier, GB Agency, connue autant pour sa ligne éditoriale radicale que pour sa droiture vis-à-vis des artistes, a jeté l’éponge. Or, déplore Niklas Svennung, directeur de la galerie Chantal Crousel, « les galeries dites non commerciales ont aussi vocation à former l’œil des collectionneurs ». Lorsque l’une d’entre elles disparaît, c’est le marché de l’art qui s’uniformise davantage.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°628 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : Faut-il s’inquiéter des fermetures de galeries ?