Protéger son œuvre et son univers créatif par la voie judiciaire s’impose pour nombre d’artistes contemporains. Mais le succès de leur action sur le terrain de la contrefaçon est incertain.
Le Palais de justice serait-il devenu un nouveau lieu de consécration et de labellisation artistique ? Provocante, la question s’ancre pourtant dans une actualité judiciaire particulièrement riche. Ces dernières années, les artistes sollicitent régulièrement la justice afin de confronter leurs œuvres à celles créées par leurs pairs. Toiles contre toiles, photographies contre photographies, les tribunaux se muent le temps d’un procès en musées de la création contemporaine, où ressemblances et dissemblances sont étudiées en vue d’accueillir une éventuelle contrefaçon. Celle-ci peut, en effet, se réaliser de diverses manières, notamment par la reproduction à l’identique mais aussi par imitation de l’œuvre première. À ce titre, la contrefaçon s’apprécie nécessairement par le jeu des ressemblances et non par celui des différences. Les juges sont alors invités à rechercher si l’œuvre seconde emprunte à l’œuvre préexistante ses éléments spécifiques, essentiels, caractéristiques et originaux. La contrefaçon ne pouvant se déduire de la simple inspiration commune, ni de la seule ressemblance dans la ligne générale d’un modèle. Ainsi, la cour d’appel de Paris a rejeté le 27 février 2013 les prétentions de Troy Henriksen contre Corinne Dalle Ore, sur le fondement de la contrefaçon, les similitudes entre les œuvres en cause procédant de réminiscences résultant d’une source d’inspiration commune (lire le JdA no 404, 3 janv. 2014). Au contraire, Peter Klasen a été condamné par la cour d’appel de Paris le 18 septembre 2013, car le plasticien avait conservé les représentations du visage d’un mannequin dans une pose inchangée par rapport aux photographies intégrées dans ses toiles et réalisées par Alix Malka (lire le JdA no 410, 28 mars 2014). L’existence de similitudes troublantes entre l’œuvre You & Me de James Clar et le décor du clip « Rockstar 101 », dont la chanteuse Rihanna est coauteur, est également à l’origine de la très récente action intentée par l’artiste américain.
Cependant, l’action en contrefaçon achoppe lorsque est demandée la protection d’un style artistique, c’est-à-dire d’une idée, et non celle d’une réalisation artistique, seule susceptible d’être protégée par le droit d’auteur. En effet, les idées se révélant de libre parcours, elles échappent à toute appropriation. Ainsi, l’idée en elle-même ne peut fonder la protection à défaut de concrétisation. Une telle solution est régulièrement rappelée. Saisi en réaction à une campagne publicitaire représentant des arbres et des ponts empaquetés, écho marqué au Pont-Neuf de Christo et Jeanne-Claude, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris a affirmé en 1987 que la loi ne protège pas un genre ou une famille de formes « qui ne présentent entre elles des caractères communs que parce qu’elles correspondent toutes à un style ou à un procédé découlant d’une idée ». En 1988, le même tribunal retenait que « le genre cubiste issu de l’intention créatrice de Picasso ne peut être l’objet d’un monopole ». La réservation d’un style ou d’un genre par le biais du droit d’auteur ne peut donc avoir lieu, ainsi que le rappelait le TGI de Paris le 8 novembre 2012 qui déboutait l’artiste Aurèle de ses prétentions, ce dernier ne pouvant « s’approprier la représentation de ce chien [“Bob le chien perdu”, dont le dessin est repris de l’affiche faisant office d’avis de recherche diffusé par le propriétaire du chien] même en position assise ».
Plus récemment, le 21 mars dernier, la demande en contrefaçon formée par Xavier Veilhan contre Richard Orlinski a échoué, car « si les artistes se sont certes emparés depuis l’Antiquité du thème du bestiaire, cette simple idée de libre parcours peut cependant être traduite dans une multiplicité de créations originales », la comparaison entre les différentes œuvres imposant alors de conclure à l’existence de deux expressions de la personnalité artistique indépendantes. La seule reprise d’un concept de bestiaire monochrome dépourvu de socle ne permet pas de fonder une action en contrefaçon.
Appropriation illégitime
Chaque artiste peut ainsi puiser dans le fonds commun de l’art contemporain, à condition de ne pas franchir la ligne rouge de l’appropriation illégitime. Et cela, quelle que soit l’intention de l’artiste emprunteur. En effet, pour les actions menées devant les juridictions civiles, la Cour de cassation a retenu, aux termes de deux arrêts rendus en 2001, que la contrefaçon est « caractérisée, indépendamment de toute faute ou mauvaise foi, par la reproduction, la représentation ou l’exploitation d’une œuvre de l’esprit en violation des droits de propriété qui y sont attachés ». En revanche, toute action pénale engagée au titre de la contrefaçon requiert nécessairement la preuve de l’intention du contrefacteur afin d’être couronnée de succès. C’est pourquoi la jurisprudence retient, en matière pénale, une présomption de mauvaise foi, présomption pouvant être renversée par la preuve contraire rapportée par le prévenu. L’appropriation, ressentie ou réelle, de son œuvre par autrui laisse rarement les artistes indifférents. En témoigne la prose plutôt vive de Xavier Veilhan adressée dans ses conclusions à Orlinski. Le premier reprochait ainsi au second « de ne rien créer mais de tout copier », de « se présente[r] faussement comme un artiste, alors qu’il se contente de tirer indûment profit » de son travail depuis les années 1990 et des investissements de sa galerie, « ce qui lui permet, grâce à ces substantielles économies de temps et d’argent, d’investir dans la publicité, le marketing et la production de masse ». Si l’appréciation du tribunal est autre, l’atteinte personnelle demeure.
En cas de contrefaçon avérée, une réparation par équivalent est alors due à l’artiste au titre de l’atteinte à ses droits patrimoniaux voire à son droit moral. Les dommages-intérêts indemnisant le préjudice sont calculés en fonction de la perte subie ou du gain manqué. Les sommes réclamées atteignent ainsi parfois des montants particulièrement élevés. Xavier Veilhan et sa galerie évaluaient leur préjudice commun à près de 5 millions d’euros, James Clar à 4,9 millions d’euros et Orlan à 31,5 millions de dollars, soit un pourcentage de 7,5 % du chiffre d’affaires réalisé par l’album Born this way de Lady Gaga, que l’artiste accuse de contrefaçon.
Au-delà de l’enjeu financier de ces procédures, se joue l’accueil des nouvelles formes de l’art contemporain au sein du droit d’auteur. Car ce dernier ne protège que les œuvres de l’esprit, donc originales, contre les atteintes provoquées par une contrefaçon. À l’image de l’arrêt dit « Paradis », rendu par la Cour de cassation le 13 novembre 2008, qui avait marqué la consécration par la propriété intellectuelle de l’art conceptuel et comme de celui réalisé in situ, l’action intentée par Orlan pourrait donner lieu à une reconnaissance jurisprudentielle du body art (ou art corporel). Si tel n’était pas le cas, le recours au parasitisme pourrait toutefois ouvrir la voie à un éventuel dédommagement, en raison de la volonté de Lady Gaga de se servir de l’œuvre de l’artiste française dans une visée lucrative. Sans contrefaçon, l’art contemporain ne connaîtrait pas les faveurs de l’attention des juges, qui accordent ou non aux créations la qualité d’œuvres de l’esprit.
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Les enjeux de la contrefaçon dans l’art contemporain
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Abonnez-vous dès 1 €Richard Orlinski, Loup rouge. non daté. © Richard Orlinski.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°417 du 4 juillet 2014, avec le titre suivant : Les enjeux de la contrefaçon dans l’art contemporain