L’équilibre entre liberté de création et protection d’une œuvre originale est assuré en France et aux États-Unis par des interprétations sensiblement différentes de l’art d’appropriation.
Au tournant du XXe siècle, la pratique artistique a porté de nombreux coups symboliques à deux notions fondamentales de l’art, à savoir l’œuvre et le lien établi entre l’auteur et celle-ci. Tant Fontaine que L.H.O.O.Q. de Duchamp matérialisent ce tournant, qui place désormais le détournement au cœur d’une partie de la création. Du renversement opéré par le ready-made, physiquement réalisé à New York en 1917, à l’effacement de l’artiste par l’apposition d’une signature étrangère, rompant le lien d’authenticité, jusqu’à l’atteinte scripturale à un chef-d’œuvre de la Renaissance, le geste de Duchamp abolissait ainsi de nombreuses frontières. S’appuyant sur les écrits de Roland Barthes et de Michel Foucault, annonçant la mort de l’auteur, le courant appropriationniste inquiète depuis le début des années 1980 la notion d’originalité. Sous cette bannière, dont la paternité revient à l’historien Douglas Crimp à l’occasion de l’exposition « Pictures », les artistes appropriationnistes opèrent par prélèvements ou copie, afin d’accorder à l’œuvre d’autrui une nouvelle dimension, un nouveau sens. À la lisière de la contrefaçon, ces œuvres nouvelles interrogent le rapport à la création. Adoubées par le marché et les institutions, à l’image du Lion d’or attribué à Sherrie Levine en 2011, elles font l’objet d’une réelle consécration. Juridiquement, elles renouvellent les exceptions posées par le législateur à la protection des œuvres premières dont elles s’inspirent. En effet, recelant en elles-mêmes un possible conflit de droits, ce dernier a vocation à être résolu par le recours à l’exception de fair use ou de parodie.
L’exception américaine au droit d’auteur
Le fair use, ou « usage loyal », consiste en une exception au copyright, dont la mise en œuvre est soumise à la réunion de plusieurs conditions. Ainsi, l’œuvre nouvelle empruntant à l’œuvre première doit avoir été réalisée dans un but déterminé, notamment avec une visée critique. Afin d’établir si l’usage des éléments de l’œuvre première est loyal, le législateur américain a posé à l’article 107 du Copyright Act de 1976 une série de facteurs pouvant être pris en considération. À savoir 1) la finalité de l’emprunt opéré, 2) la nature de l’œuvre protégée, 3) l’importance de l’emprunt 4) et les conséquences de cet usage sur le marché potentiel de l’œuvre protégée, c’est-à-dire l’éventuel préjudice économique provoqué par l’œuvre seconde.
Si la question du fair use avait déjà été soulevée pour des œuvres de Levine, avec sa série « After Edward Weston », ainsi que pour le tableau Pull de Rauschenberg, le conflit de droits avait été résolu par le biais d’une transaction. En revanche, l’affaire Jeff Koons contre Art Rogers permit la première tentative d’application de cette exception à l’art d’appropriation. La sculpture String of Puppies avait été réalisée par Koons à partir d’une photographie en noir et blanc prise par Art Rogers, représentant un couple tenant dans ses bras une dizaine de chiots et amplement diffusée sous forme de carte postale. En réponse à son exposition en 1988 à la galerie Sonnabend (New York), le photographe saisit la justice pour atteinte à son copyright et obtient gain de cause en 1992 devant la cour d’appel, malgré la dimension satirique accordée par Koons à sa réalisation. Plus récemment, l’affaire Richard Prince contre Patrick Cariou a déchaîné les passions outre-Atlantique. Prince s’était approprié les photographies en noir et blanc de Cariou, issues de l’ouvrage Yes Rasta, afin de créer la série « Canal Zone », composée de trente tableaux. Ceux-ci consistent en des tirages par jet d’encre desdites photographies sur des toiles de plus grandes dimensions, sur lesquelles l’artiste américain avait ajouté de la couleur et réalisé différents collages avant de les exposer, en 2008, à la galerie Gagosian. Si le 18 mars 2011, un tribunal de New York avait tranché le litige en faveur du photographe français, le 25 avril 2013, la cour d’appel pour le second circuit a infirmé en grande partie cette décision. En effet, la cour retient que, au regard du premier critère du fair use, « la loi ne requiert pas qu’une utilisation secondaire ait une approche critique d’un artiste, ou d’une œuvre, ou d’une culture populaire, mais uniquement qu’un observateur non averti considère l’œuvre comme transformative ».
Dès lors, la cour a considéré que la majeure partie des œuvres de Prince relevait « d’une esthétique radicalement différente » des photographies de Cariou, et s’avérait ainsi éligible à l’exception de fair use. Dénonçant le recours au critère flou de l’appréciation d’un observateur non averti, mettant à mal la prérogative exclusive offerte à un artiste d’autoriser ou non la création d’une œuvre dérivée à partir de son travail, Cariou saisit la Cour suprême. Sans succès cependant, celle-ci ayant refusé le 12 novembre 2013 d’examiner son recours (1). Au contraire, le 4 février 2013, le tribunal de grande instance du District de Californie a jugé que l’artiste d’art urbain français Thierry Guetta, plus connu sous son pseudonyme de Mr Brainwash, avait violé les droits de propriété intellectuelle de Dennis Morris, en réalisant sept œuvres à partir d’une photographie en noir et blanc représentant le chanteur des Sex Pistols, Sid Vicious. Le tribunal a ainsi considéré que l’utilisation faite par Guetta de l’œuvre première ne s’avérait ni transformative, ni justifiée. Pourtant, une véritable différence de traitement avait été opérée avec l’œuvre première, tant sur la matière que sur les détails. Face à cet imbroglio suscité par la définition des critères du fair use au gré de jurisprudences discordantes, le College Art Association a plaidé, dans un rapport paru le 29 janvier 2014, pour une appréciation plus souple de cette exception.
L’application restrictive de la parodie en France
L’exception française la plus proche du fair use américain réside au sein de l’article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle. Ainsi, « lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : 4° La parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ». Ces trois notions ont pour finalité la possibilité d’utiliser une œuvre protégée à des fins humoristiques ou de dérision. Néanmoins, le risque de confusion avec l’œuvre parodiée doit être nécessairement écarté, peu importe l’ampleur de l’emprunt. Un travail de travestissement ou de subversion et donc de distanciation doit ainsi être mis en œuvre. À cet égard, la cour d’appel de Paris a condamné le 18 septembre 2013 Peter Klasen pour avoir utilisé trois photographies réalisées par Alix Malka, afin de créer vingt-trois toiles. En effet, selon la cour, les utilisations litigieuses ne suffisaient pas à caractériser l’existence d’une démarche artistique relevant de la parodie. L’appréciation de cette démarche relève de la souveraineté des juges du fond. À l’occasion d’un conflit opposant l’ayant droit de l’auteur du célèbre cliché du Che à un magazine, la cour d’appel de Paris a ainsi retenu, le 13 octobre 2006, que « le seul fait de transformer le visage d’un homme politique en celui d’un signe, accompagné du slogan "cultural (r)evolution" et d’un pendentif singulier n’a rien de burlesque et n’a pas pour but de faire rire ». Cette exception, plus restrictive que sa consœur américaine, sera introduite en Angleterre le 6 avril prochain. Le jeu de l’appropriation réside ainsi, de part et d’autre de l’Atlantique, dans le détournement de l’œuvre d’autrui et surtout des règles juridiques.
(1) Depuis, un accord a été conclu entre Prince et Cariou pour abandonner les poursuites
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L’appropriation en France et aux États-Unis
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Abonnez-vous dès 1 €Richard Prince, Tales of Brave Ulysses, 2008, collage et peinture sur toile, de la série Canal Zone. © Gagosian Gallery et Richard Prince.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : L’appropriation en France et aux États-Unis