Jean Dubuffet, un barbare en Europe, quel titre bien trouvé pour cette exposition marseillaise ! Pourfendeur tardif et férocement sentencieux de l’« asphyxiante culture », l’artiste fut avant tout un rebelle très talentueux, mais aussi très opportuniste.
Ce jour de 1951 où Robert Doisneau photographie Jean Dubuffet dans son atelier parisien, celui-ci, âgé de 50 ans, est encore un « artiste émergent ». Les premières décennies de la vie de cet homme issu d’une famille de riches commerçants en vins et spiritueux du Havre sont marquées par une succession de révoltes, de déceptions et d’échecs. Le futur contempteur de « l’asphyxiante culture » avait commencé à apprendre à dessiner avec bonheur et talent des moulages en plâtre de sculptures grecques et romaines et des nus d’après le modèle vivant à l’École municipale des beaux-arts du Havre. Comme en témoignent les lettres qu’il écrivait à son copain Armand Salacrou, l’aspirant artiste avait clairement en tête que seul un prix de Rome, un vrai succès commercial et la célébrité pouvaient être en ligne de mire. Puis, malgré nombre de rencontres importantes qu’il saura faire fructifier plus tard, toutes ses tentatives d’accéder au statut d’« artiste reconnu » échouent. Dubuffet jette l’éponge en 1925. Il renonce à peindre et se résigne à intégrer l’entreprise familiale de négoce de vins.Jean Dubuffet, un barbare en Europe, quel titre bien trouvé pour cette exposition marseillaise ! Pourfendeur tardif et férocement sentencieux de l’« asphyxiante culture », l’artiste fut avant tout un rebelle très talentueux, mais aussi très opportuniste.
Le début des années 1935 est riche en rebondissements. Jean Dubuffet vient de divorcer, ou plutôt d’être divorcé par sa femme Paulette qui le taxe d’homosexualité. Libéré de toutes charges familiales, il délègue la gestion de son négoce de vins florissant à un associé et se replonge dans l’aventure de la vie d’artiste. Sa rencontre avec Émilie Carlu (Lili), une danseuse aux grands yeux verts et à la chevelure rousse, se transforme vite en chevauchée fructueuse. Elle l’initie au bal musette, à l’accordéon, et devient sa principale source d’inspiration. Il la peint avec passion dans toutes les postures. Au printemps 1936, les amoureux entreprennent de monter un petit théâtre de marionnettes. Jean sculpte et peint les têtes et les mains des personnages en bois de tilleul, Lili fabrique les costumes. La vie est belle, ils se marient. Mais le principe de réalité les rattrape : le commerce de vins qui fait vivre le couple est au bord de la faillite. Dubuffet doit d’urgence le reprendre en main en 1937 et y consacrer tout son temps. Une fois encore s’interrompt son rêve d’artiste !
Démobilisé le 30 juillet 1940, Dubuffet arrive dans la capitale le 3 août, sans « aucun dépit de la capitulation et de l’entrée en vainqueur des troupes étrangères », écrit-il dans son autobiographie. Il précise : « Les idéologies allemandes ne m’étaient que brumeusement connues, je les parais de vertus poétiques excitantes. Je les croyais propres à revivifier la vie civique ; substituer aux vieilles et consternantes ankyloses du monde occidental d’inventives nouveautés. » Très à l’aise dans Paris occupé, cet antisémite assumé, ses lettres en témoignent, remet en activité les chais de son commerce à Bercy. Il s’approvisionne clandestinement en vin en zone libre et la spirale inflationniste due au marché noir lui permet d’amasser rapidement une coquette fortune. À 42 ans, délivré de tout souci financier, il confie la gestion de son négoce à un fondé de pouvoir et décide une fois encore de ne se consacrer qu’à la peinture. Avec succès. Fin 1944, grâce à l’appui de Paulhan, une première exposition dans la prestigieuse Galerie René Drouin lui permet d’apparaître auprès de grandes figures intellectuelles de la Résistance, se rachetant ainsi une virginité politique.
Dubuffet découvre en 1924 Expressions de la folie, un ouvrage totalement novateur publié deux ans auparavant par Hans Prinzhorn, aliéniste à la clinique psychiatrique de Heidelberg (Allemagne). Les reproductions des réalisations des « aliénés » provoquent un choc chez le futur « inventeur de l’Art brut ». Mais il est loin d’être le premier à être impressionné par la liberté émanant des œuvres extrêmement variées de la collection Prinzhorn. Les dadaïstes et les surréalistes regardent également avec intérêt les créations de ces « artistes » hors normes. Max Ernst organise à Cologne dès 1919 une exposition-manifeste qui met sur un pied d’égalité des productions de « malades mentaux », des objets trouvés, des dessins d’enfant et des œuvres d’artistes contemporains, dont les siennes. Quand Dubuffet entreprend en 1945 d’inventer le concept « Art brut », il a l’intelligence d’être le premier à regrouper sous une même « appellation contrôlée » des œuvres de provenances très diverses réalisées par de personnes perçues comme indemnes de toutes références culturelles. Il imposera avec fermeté et succès ce label dès la création du Foyer de l’Art brut, en 1947.
En 1947, 1948 et 1949, Dubuffet effectue avec Lili trois voyages en Algérie, pays qu’il connaissait déjà : il y avait fait son voyage de noces avec sa première épouse, en 1927, et y avait effectué des déplacements professionnels liés à son commerce de vins. Il désire prendre ses distances avec les milieux mondains parisiens et avec une culture étouffante. Dans les premiers temps, Dubuffet est fasciné par les grands espaces sahariens et par la sociabilité « naturelle » des « indigènes ». Il dessine, peint, se captive pour la musique et la langue arabe, qu’il entreprend d’apprendre. Puis l’homme évolue, le troisième voyage refroidit son enthousiasme. Dubuffet réagit alors très négativement face à cette culture différente. Une lettre à son ami Jacques Berne résume son nouvel état d’esprit : « L’homme du monde occidental il n’est pas mal non plus. Il a aussi des spécialités intéressantes. J’en pensais trop de mal. Je reviens là-dessus. Pas du tout mal, le brave Aryen. Un type sympathique. Je ne suis pas mécontent de revenir vivre plutôt chez lui. » Et il interrompt l’étude de l’arabe.
Personnage radicalement paradoxal et individualiste, ce pourfendeur de la culture classique écartelé entre atavisme familial et violentes aspirations à la reconnaissance fut un bourreau de travail aux multiples facettes contradictoires. Ses dernières séries de peintures, Mires et Non-Lieux, radicalisent l’indistinction des figures et des territoires comme des réalités irréductiblement impermanentes. Son intérêt porté à la pensée bouddhiste, ravivé par des lectures de « microphysique », l’entraîne sur des voies éloignées du « raisonnable », comme en témoigne un court texte paru dans le dernier livre publié du vivant de l’artiste, Oriflammes. Le Dubuffet des dernières années avait pris une hauteur que n’avait clairement pas l’artiste ambitieux et carriériste qui écrivait en 1947 ou 1948, dans une lettre à André Castel : « Picasso, oh non merci. Très peu pour moi. Faux artiste, fausse peinture, fausse gloire. Sale cabotin. Faux jeton. Sale type. De vrais artistes, j’en connais. Ça ne ressemble pas du tout à ça. » Rien que ça ! Malade, en grande souffrance physique, Jean Dubuffet se donne la mort le 12 mai 1985.
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Comprendre l’invention de l’Art brut par Dubuffet
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Comprendre l’invention de l’Art brut par Dubuffet