Suisse - Art moderne

XXE SIÈCLE

À la Fondation Gianadda, un Dubuffet très sage

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 24 février 2022 - 777 mots

MARTIGNY / SUISSE

La rétrospective, qui aborde chaque période sans en oublier aucune, apparaît un peu convenue en regard de cette œuvre inclassable dont l’auteur pourfendait sans relâche la culture établie.

Martigny (Suisse). Le contrat est rempli. « Rétrospective », le titre de l’exposition sur Jean Dubuffet proposée par la Fondation Pierre Gianadda (en collaboration avec le Centre Pompidou), se justifie parfaitement. Les œuvres alignées dans l’ordre chronologique permettent au spectateur de suivre méthodiquement l’évolution de ce créateur pourtant inclassable. La tâche n’est pas aisée car ce dernier, « inventeur » de l’art brut, est, tour à tour ou pis, en même temps, matiériste, abstrait, surréaliste, expressionniste, gestuel… Mais sa production plastique est surtout fidèle à cette logique, celle qui refuse le confort, voire le danger, d’un système linéaire et sclérosant et qui offre un renouvellement permanent.

Polymorphe et boulimique, l’artiste est à l’origine d’une production d’une exceptionnelle abondance (plus de 10 000 travaux répertoriés, des milliers de pages écrites – Dubuffet manie aussi facilement la plume que le pinceau). Procédant par série ou plutôt par cycle, l’œuvre de Dubuffet s’accorde à merveille avec la métaphore de l’arbre et ses ramifications, cette image que Klee considère comme l’emblème de la création organique.

Le parcours s’ouvre sur les années 1940, quand l’artiste se résout à se consacrer uniquement à la peinture. Une peinture qui fait table rase de tout savoir-faire et qui choque par son aspect « maladroit », marqué par les dessins d’enfants et les graffitis. Ainsi, dans Campagne heureuse (1944), les personnages, des figurines esquissées, rendues de manière frontale, semblent incisés dans la surface, comme noyés dans la matière. Dubuffet compense cette absence de profondeur par une perspective cavalière approximative, formée de bandes horizontales superposées. Cependant, le regard ne se dirige par vers une quelconque ligne d’horizon mais semble creuser sous le sol ou pénétrer dans les arcanes d’un univers souterrain. Sophie Duplaix, conservatrice en chef au Musée national d’art moderne (Mnam)-Centre Pompidou et commissaire de l’exposition, remarque dans son éclairante introduction publiée dans le catalogue : « en laissant surgir, par le grattage, les couches de couleur sous-jacentes qu’il avait apposées sur la toile », l’artiste oppose métaphoriquement les « valeurs de la culture » aux « valeurs sauvages ».

L’attaque contre la culture se poursuit avec « Les gens sont bien plus beaux qu’ils croient » (1947), cette série de portraits de peintres et d’écrivains – souvent des amis – définis par Dubuffet lui-même comme « anti-psychologiques », « anti-individualistes » (Prospectus et tous écrits suivants, Gallimard, 1967). En opposant l’ironie grinçante perceptible dans le titre (Dhôtel nuancé d’abricot, 1947) à notre habitude de donner à la figure le beau rôle, l’artiste a fait le choix de l’exubérance forcenée qui confine parfois à l’absurde.

Une plongée dans la matière

Ce désastre joyeux, voire ce massacre, s’amplifie avec la célèbre série des « Corps de dames » (1950-1951). Ces nus empâtés et atrocement déformés, à l’écart de toute idéalisation du corps féminin, ces corps ouverts aux enveloppes déchirées, scandaliseront par la gestualité de la touche à l’intérieur d’une morphologie grotesque et excessive. La formidable Métafizyx (1950), dont le sexe affronte brutalement le spectateur, a ainsi tout d’une idole archaïque.

Le rapprochement avec la substance corporelle marque l’entrée de Dubuffet dans l’univers de la matière. Ou plutôt des matières car il fait appel aussi bien au papier mâché qu’aux éléments botaniques, à la résine stratifiée qu’aux ailes de papillon ou au sable, au goudron et à la paille, ce qui donne à ses pièces une texture rugueuse. Les « paysages » les plus connus de Dubuffet sont les « Texturologies », ces toiles d’apparence organique qui semblent être des accumulations de poussière et de terre. Les structures mouvantes et imprévisibles, la fluidité de la matière, forment des amalgames évasifs, freinés seulement par les limites de la toile (Messe de terre, 1959).

Mais, comme souvent, l’artiste change de bord et, dès 1962, il entame son cycle le plus long, qui durera jusqu’en 1974, intitulé « L’Hourloupe ». Avec ces travaux, des surfaces recouvertes de lignes et d’aplats rouges, bleus et blancs, que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres, Dubuffet prend le contre-pied de ses réalisations antérieures et de leurs riches textures. Il abandonne alors la peinture à l’huile et les matériaux naturels pour les peintures vinyliques ou les marqueurs et apprend à maîtriser le polystyrène, le polyester ou le béton afin de passer à de grandes réalisations en volume. Site agité (1973, (voir ill.]), conçu pour le spectacle « Coucou Bazar » et issu du Mnam, comme pratiquement l’ensemble des prêts, en est un bel exemple.

Complète, la manifestation propose un échantillon de chaque période du « père » de l’art brut. Mais cette présentation, sage, est un peu trop convenue. On connaît la fameuse phrase de Jean Dubuffet : « L’art doit surgir où on ne l’attend pas, par surprise. »

Jean Dubuffet, Rétrospective,
jusqu’au 6 juin, Fondation Pierre-Gianadda, rue du Forum 59, Martigny, Suisse.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°583 du 18 février 2022, avec le titre suivant : À la Fondation Gianadda, un Dubuffet très sage

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