Suisse - Art moderne

Jean Dubuffet, celui qui ne voulait rien savoir

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 25 janvier 2022 - 1980 mots

PARIS

À travers la rétrospective que la Fondation Pierre Gianadda, à Martigny, en Suisse, consacre à Jean Dubuffet, se dessine le portrait d’un artiste en dehors des normes, qui fit voler en éclat les conventions culturelles en créant un langage nouveau.

L’art comme l’amour est enfant de bohème, qui n’a jamais jamais connu de loi. Il « ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom », a lancé – et peut-être chanté – Jean Dubuffet. Pour lui, l’art véritable était toujours là où on ne l’attendait pas. Aussi ne voulut-il rien savoir des maîtres anciens de la peinture, qu’il s’attacha à oublier, pas plus que des artistes d’avant-garde auréolés de gloire, qu’il se fit un malin plaisir d’ignorer. Il préférait regarder et collectionner les dessins des fous, et peindre comme on cuisine. Un marginal ? Certes. Si Dubuffet est reconnu comme un des grands peintres du XXe siècle, sa vie fut une quête d’un geste créatif débarrassé de toute culture, en rupture avec l’histoire de l’art car surgi des profondeurs de l’être. La rétrospective consacrée à Jean Dubuffet par la Fondation Gianadda, à Martigny en Suisse, en collaboration avec le Centre Pompidou, lui rend hommage à travers une sélection exceptionnelle d’œuvres majeures. D’elles jaillit la personnalité d’un artiste aux valeurs sauvages, qui passa sa vie à tenter de désapprendre ce qu’on lui avait enseigné et de se défaire de la culture.

Retour à la case départ

Pourquoi donc fut-il incapable de se tenir tranquille et faire ce qu’on attendait de lui ? Jean Dubuffet naît en 1901, dans une famille bourgeoise du Havre. Ses parents, Charles-Alexandre et Jeanne-Léonie, tiennent un négoce de vin florissant. Au lycée, ce passionné de littérature étudie le latin et le grec. Le fils de bonne famille aurait pu aisément reprendre l’affaire paternelle, s’intéresser aux arts et à la littérature, briller en société, mais il aime le dessin. Sans doute son père pense-t-il qu’il faut que jeunesse se passe, lorsqu’il l’autorise en 1918 à partir à Paris pour apprendre à tenir le crayon au sein de la prestigieuse Académie Julian et vivre de son art. Mais Jean Dubuffet abandonne les cours au bout de quelques mois, et il n’entend guère retourner dans le giron paternel. Il mène une vie de bohème à Paris. Il s’inspire de Cézanne, Dufy, Valadon puis, deux ans plus tard, découvre les milieux d’avant-garde, le mouvement dada et le surréalisme naissant. Le voilà qui fréquente l’atelier d’André Masson. Accepterait-il, enfin, d’apprendre le métier auprès de lui, à peu près comme il se doit ? « Il peint alors à la manière de », observe Sophie Duplaix, conservatrice en chef des collections contemporaines du Centre Pompidou et commissaire de l’exposition.

Mais en 1924, après avoir largué les amarres et traversé l’Atlantique jusqu’à Buenos Aires, il décide de « revenir à la case départ ». Sans doute son père pousse-t-il alors un soupir de soulagement : son fils prodigue accepte de prendre part à l’affaire familiale, et épouse même une jeune fille de bonne famille du Havre. En 1932, son père est mort, il vit à nouveau à Paris et dirige sa propre entreprise. Sa vie semble construite.

Mais alors, il explose, divorce, met son entreprise en gérance. Pendant dix années, il désapprend la vie bourgeoise qu’il s’était résigné à embrasser : il reprend les pinceaux, et s’éprend de celle qui deviendra la femme de sa vie, Lili. « Elle est une amie de Kiki de Montparnasse. Avec elle, Jean Dubuffet trouve enfin l’authenticité qu’il cherchait », explique Sophie Duplaix. Mais Dubuffet continue de tergiverser, abandonne à nouveau la peinture pour se consacrer à son entreprise, qu’il parvient de justesse à sauver de la faillite et à redresser. Lorsqu’il la met en gérance, en 1942, c’est cependant pour se lancer, enfin et pour toujours, dans la peinture. Il a 41 ans.

Oublier l’art qui précède

« Son départ dans la peinture est tardif, mais son œuvre se développe de façon prolifique », constate Sophie Duplaix. Du reste, Dubuffet n’a pas encore vécu la moitié de son existence : il lui reste quarante-trois années sur terre, au cours desquelles il réalisera quelque 10 000 œuvres, dont environ 4 000 peintures. Et celui qui a su rompre, non sans douleur, avec les conventions de la bourgeoisie entend à présent faire voler en éclats celles de la représentation. Plus question de peindre « à la manière de ». Dans ses peintures, comme sa série des Marionnettes de la ville et de la campagne, il abolit la perspective. Comme s’il voulait oublier l’histoire de l’art qui l’a précédé et ainsi pulvériser cette culture qui empêche de voir et d’exprimer le souffle vital, il peint comme les enfants, de façon frontale, avec la volonté de tout montrer dans ses tableaux.

« J’entends faire figurer dans mon tableau tous les objets qui hantent ma pensée, et je me refuse aux contraintes imposées par la perspective visuelle qui limiteraient ma liberté », explique Jean Dubuffet. Dans ses portraits, il n’idéalise pas les modèles, peint les dents, des yeux exorbités. « Les drôles de nez, les grosses bouches, les dents plantées de travers, les poils dans les oreilles, je ne suis pas contre tout ça […]. L’obésité même outrancière (surtout outrancière), les torsions, les grimaces, les rides et drolatiques petites danses-ballets des rides et petit théâtre des grimaces et des torsions j’aime bien ça, et les gens qui ont une étoile ou un arbuste ou une carte d’un bassin fluvial en travers de la figure ça m’intéresse bien mieux que les grecqueries », ose-t-il avancer. Sa peinture, il la travaille comme on cuisine, par de ludiques mélanges, en apposant la couleur sur la toile par couches épaisses. Sur ses tableaux, qui s’apparentent parfois à des sols qui semblent prélevés des entrailles de la terre, on voit parfois l’épaisseur de la matière et les traces des doigts et des mains qui pétrissent.

Théorie d’un art « brut »

La reconnaissance arrive pour ce peintre rebelle à travers ses amis écrivains. Georges Limbour, ami qu’il a connu sur les bancs du lycée au Havre, se rend à l’hiver 1943 dans son atelier parisien en compagnie de l’écrivain Jean Paulhan, ancien directeur de La Nouvelle Revue française. Une profonde amitié se tisse entre les deux hommes. Paulhan l’introduit dans les cercles parisiens des lettres. Grâce à lui, Dubuffet expose ses œuvres à la Galerie René Drouin l’année suivante. Limbour annonce l’exposition dans le journal Comœdia, où il présente Dubuffet comme un artiste d’un genre nouveau, qui ne souffre aucune filiation. Aucune filiation ? Aucune fraternité non plus, aucune ascension en cordée : les artistes qui lui sont contemporains, Dubuffet les ignore. D’eux, il n’écrira jamais un seul mot – et il écrira pourtant beaucoup, notamment pour défendre ses « positions anticulturelles ».

Jamais un mot ? En réalité, certains « artistes » trouvent grâce à ses yeux : ceux précisément que les institutions ne reconnaissent pas comme tels. Jean Dubuffet a lu l’ouvrage de Hans Prinzhorn, Expressions de la folie qui, en 1922, bouleversa le regard des artistes et de la société sur l’« art des fous ». Il connaît l’intérêt porté par les surréalistes aux productions des aliénés. Mais s’il se nourrit de ce regard des surréalistes, cet ancien entrepreneur entend aussi s’en démarquer. En 1945, il voyage à travers la Suisse avec Paulhan et Le Corbusier pour visiter les hôpitaux psychiatriques et y dénicher des artistes « hors norme ». En théorisant le concept d’« art brut », il confère ainsi le statut d’artiste aux personnes indemnes de toute culture, au ban de la société, qui créent loin des galeries et des musées : les fous, les marginaux, les autodidactes en tout genre. Toujours avec un sérieux de chef d’entreprise – il créera d’ailleurs sa fondation de son vivant –, il collectionne leurs œuvres, constituant une collection foisonnante dont il fera don à la Ville de Lausanne, après avoir essuyé un refus du Centre Pompidou.

Il faut dire que les relations de Dubuffet avec les institutions françaises ne sont pas excellentes. S’il est admiré, Dubuffet, qui rédige en 1949 un ouvrage au titre évocateur, L’Art brut préféré aux arts culturels, fait aussi scandale. Ce n’est pas un hasard s’il noue, à partir de 1952, une amitié avec l’un des plus grands et sulfureux écrivains du siècle, Louis-Ferdinand Céline. Comme lui, celui qui fut d’abord médecin a renoncé à une carrière qui aurait pu être bourgeoise et à une première épouse de la bonne société. Dubuffet comme Céline ont attendu l’âge mûr, quarante ans, pour se lancer dans une carrière littéraire et artistique. « Mais surtout, les deux hommes, anarchistes de droite, ont en commun d’avoir inventé un rythme, un style, un langage nouveau », observe l’écrivain et avocat François Gibault, président de la Fondation Dubuffet – dont il fut un ami fidèle – et biographe de Céline.

Avec l’Hourloupe, un style

Ce langage nouveau trouve son accomplissement chez Dubuffet dans les années 1960 : à partir de 1962, l’année de sa rétrospective au MoMA, à New York, Jean Dubuffet commence la série de l’Hourloupe, qu’il déploiera pendant douze années avec le soutien des galeries Jeanne Bucher et Beyeler. Avec leurs cellules rouges, bleues, blanches, entourées d’un épais trait noir, ses figures rendent désormais sa peinture immédiatement reconnaissable. À partir de 1966, ces formes sortent même de la toile pour devenir des sculptures en polystyrène expansé. Comme Dubuffet, elles ne veulent bientôt plus rien savoir de la sage immobilité à laquelle elles étaient vouées. Entre 1971 et 1973, les voilà qui mènent la danse dans un spectacle, Coucou bazar, sous-titré Bal de l’Hourloupe ou Bal des leurres. À 70 ans, Dubuffet aménage en effet un atelier à la Cartoucherie de Vincennes, où il crée des « praticables » – découpes peintes mobiles – montés sur roulettes et des costumes portés par des danseurs. Au long du spectacle, présenté en 1973 au Guggenheim à New York, puis au Grand Palais à Paris, ces éléments évoluent de façon quasi imperceptible, sur une musique créée par Dubuffet lui-même. Comme s’ils étaient doués d’une vie propre, ils créent une suite infinie de combinaisons ne cessant de décomposer et recomposer un tableau mouvant.

Difficile de raisonner et d’arrêter Dubuffet. Avant de mourir, en 1985, il représentera encore la France à la Biennale de Venise avec la série des Mires ; « On n’est nulle part et partout ; le déconditionnement est extrême », observe Sophie Duplaix. Le Cours des choses, œuvre monumentale de cette série, long de huit mètres et haut de presque trois, donne l’impression d’un tournoiement incroyable. L’œuvre semble celle d’un jeune homme. En réalité, ce tableau a pourtant été peint feuille par feuille, par un vieux monsieur endolori qui les a ensuite assemblées. De la mort, de la maladie, des cloisonnements, de ce qui empêche l’élan vital de jaillir, Jean Dubuffet ne voulait rien savoir.

La rétrospective Dubuffet à la Fondation Gianadda 

C’est à un voyage vers l’enfance que semble nous inviter la Fondation Pierre Gianadda dans sa rétrospective consacrée à Jean Dubuffet, en collaboration avec le Centre Pompidou, qui possède un ensemble important d’œuvres de l’artiste, dont proviennent la plupart des pièces exposées. À travers une centaine d’œuvres, se déploie l’itinéraire artistique d’un « voyageur déboussolé », pour reprendre le titre de l’un de ses tableaux où un personnage semble marcher sous terre, à moins que ce ne soit à sa surface. Des Célébrations du sol, paysages de cailloux, de terre, de sable, à l’ultime série des Non-lieux, en passant par le magistral portrait de Dhôtel nuancé d’abricot, les merveilleuses Matériologies, qui simulent la substance de terrains accidentés, la série de lithographies des Phénomènes et les célébrissimes alvéoles colorées de l’Hourloupe, le parcours met en lumière avec élégance une œuvre qui ne cessa de se réinventer à travers cycles et séries.

Marie Zawisza

 

« Jean Dubuffet »,

jusqu’au 6 juin 2022. Fondation Pierre Gianadda, rue du Forum 59, Martigny (Suisse). Tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 18 et 11 €. Commissaire : Sophie Duplaix. www.gianadda.ch

« Jean Dubuffet, une ardente célébration »,
du 25 février au 21 août 2022. Musée Guggenheim, Bilbao (Espagne). Du mardi au dimanche de 11 h à 19 h. Commissaire : David Horowitz. www.guggenheim-bilbao.eus
« Jean Dubuffet. En hommage à Jean-François Jaeger »,
Du 10 septembre au 19 novembre 2022. Galerie Jeanne Bucher Jaeger, 5, rue de Saintonge, Paris-3e. jeannebucherjaeger.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : Jean Dubuffet, celui qui ne voulait rien savoir

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