En 1950, l’artiste visite la collection Prinzhorn et commente les œuvres observées. Des jugements que rapporte l’exposition « La liste de Dubuffet » à Heidelberg.
HEIDELBERG - Le dessin de Franz Karl Bühler figure une bête étrange – mi-homme, mi-animal – de couleur verdâtre se détachant sur la tapisserie jaune bouton d’or de la salle d’exposition. « Dessin avec grosse bête immonde. Médiocre. » Inscrit sur un cartel, à côté du dessin, le jugement de Jean Dubuffet est sans appel. L’artiste et collectionneur est presque aussi sévère envers un dessin d’August Natterer figurant un lièvre (« pas grand-chose ») ou une composition géométrique de Joseph Schneller (« pas très intéressant »).
C’est en 1950, cinq ans après avoir inventé la notion d’« art brut » et commencé à bâtir sa collection, que Jean Dubuffet se rend en Allemagne pour visiter la Collection Prinzhorn. Hans Prinzhorn (1886-1933) a en effet réuni dessins et peintures réalisés par des patients ayant séjourné dans des asiles et hôpitaux psychiatriques de plusieurs pays d'Europe. Dubuffet passera deux jours dans les salles de l’hôpital de l’université de Heidelberg où le fonds est abrité.
Le créateur de « L’Hourloupe » connaît depuis près de trente ans l’existence de cette collection. Son ami suisse, Paul Baudry, lui avait fait découvrir Expressions de la folie, l’ouvrage phare de Prinzhorn, peu de temps après sa parution en 1922. Dubuffet se disait alors « très impressionné » par les œuvres reproduites dans le livre. « Elles m’ont montré le chemin et elles ont eu sur moi une influence libératrice. J’ai réalisé que tout était permis, que tout était possible. Des millions de possibilités d’expression existaient en dehors des avenues culturelles homologuées », écrit-il dans Prospectus et tous écrits suivants.
Lors de sa visite à Heidelberg, Jean Dubuffet a accès aux meubles à dessins dans lesquels était rangée une partie de la collection Prinzhorn. « Il n’a ouvert que certains des tiroirs qui contenaient les œuvres phares, en commençant par ceux du milieu et en progressant vers ceux du bas », explique la commissaire de l’exposition, Ingrid von Beyme. Sur une feuille de papier, Dubuffet mentionne alors les œuvres qu’il découvre en inscrivant, à côté du nom de l’œuvre et de son créateur, des commentaires laconiques.
La commissaire a réuni 120 pièces parmi les quelque 200 observées et jugées par Dubuffet il y a soixante-cinq ans. Celles-ci sont exposées sur deux niveaux sous la grande verrière de la salle d’exposition.
« J’étais un des premiers à la visiter après guerre. […] J’étais déçu. Il y avait trop peu de patients représentés. Et il y avait peu d’œuvres de réels artistes », explique-t-il, en 1976, lors d’un entretien réalisé avec l’historien de l’art John MacGregor (Prospectus et tous écrits suivants). « Le cas d’un véritable artiste est presque aussi rare chez les fous que chez les gens normaux », poursuit le créateur de la Collection de l’Art brut, dans laquelle ne figure, de fait, que deux artistes de la Collection Prinzhorn : Heinrich Anton Müller et Adolf Wölfli.
Appréciations élogieuses
Dubuffet, dont les options esthétiques étaient éloignées de celles d’Hans Prinzhorn (soucieux avant tout de recenser des travaux en vue d’une recherche scientifique), semblait en fait déçu de ne trouver à Heidelberg que peu d’œuvres intéressantes d’un point de vue plastique. « Les choix esthétiques de Prinzhorn étaient plus proches de l’expressionnisme et du surréalisme, ceux de Dubuffet lui faisaient préférer des travaux de facture plus spontanée, plus brute », analyse Carine Fol dans son livre De l’art des fous à l’art sans marges (éd. Skira, 2015).
Le directeur de la Collection Prinzhorn suggère une explication différente. Dubuffet aurait fait le choix délibéré, suppute Thomas Röske, de différencier sa collection de celle du psychiatre allemand dans laquelle il voyait « un anti-modèle ». De forger une autre esthétique pour se démarquer de la collection Prinzhorn dont « les œuvres avaient déjà inspiré nombre d’artistes et faisaient déjà partie intégrante de l’histoire de l’art (1) ».
L’exposition en cours à Heidelberg montre que si Dubuffet a cherché à se distancier des choix de Prinzhorn, les jugements portés en 1950 sur la fameuse « liste » sont nettement plus favorables que ne l’avaient rapporté les historiens de l’art. De nombreuses œuvres d’artistes de la collection Prinzhorn se trouvent gratifiées de mentions positives, élogieuses, voire enthousiastes. « Quelques très beaux dessins (genre Fayet) », note-t-il à propos de feuilles de Jakob Mohr. « Très bon », griffonne-t-il en évoquant un dessin d’Oskar Herzberg représentant une riante tour de Babel plantée au milieu des champs. « Très intéressant », au sujet d’une série de dessins à la mine de plomb d’Oskar Voll.
(1) Thomas Röske, « Modèle et anti-modèle. O. Schlemmer, M. Ernst et J. Dubuffet. Les réactions aux œuvres de la collection Prinzhorn », in Dubuffet & l’art brut, coéd. 5 Continents/Collection de l’Art brut, Milan/Lausanne, 2005.
Commissaire : Ingrid von Beyme
Nombre d’œuvres : 120
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Dubuffet annote la collection Prinzhorn
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 10 avril, Collection Prinzhorn, hôpital psychiatrique de l’Université, Voßstraße 2, Heidelberg, tlj sauf lundi 11h-17h, mercredi jusqu’à 20h, prinzhorn.ukl-hd.de, entrée 5 €. Catalogue, en allemand, 143 p, 29,80 €.
Légende photo
Franz Karl Bühler, Sans titre, vers 1909-1916, collection Prinzhorn. © Sammlung Prinzhorn, Universitätsklinikum Heidelberg.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°451 du 19 février 2016, avec le titre suivant : Dubuffet annote la collection Prinzhorn