Art brut, art naïf, art des fous, primitifs modernes… Ces différents qualificatifs définissent des productions et des histoires parfois très différentes. À la lumière d’expositions programmées ce mois-ci, voici quelques clés pour s’y retrouver.
Confronté à des réalisations de créateurs regroupés sous les bannières aujourd’hui à la mode de l’art brut, de l’art outsider, de l’art naïf ou d’autres arts singuliers, la question peut se poser : que signifie le mot « art », quand tout peut s’appeler art ? La question n’est pas nouvelle. On découvre aux Sables-d’Olonne un artiste, Gaston Chaissac, aux comportements incroyablement déconcertants et libres. Alors qu’il était depuis longtemps reconnu après avoir publié des textes dans La Nouvelle Revue française et eu plusieurs expositions personnelles dans des galeries et des Salons parisiens, il organise en 1954 une exposition de ses travaux dans une salle de classe désaffectée de l’école où enseigne sa femme. Joseph Bonnenfant, journaliste à Ouest-France, commente ainsi l’exposition : « Quand vous apercevez […] un balais de sorgho usagé transformé en portrait qui vous regarde ; une tête en fil de fer accrochée au mur ; des pierres décorées, des tôles épousant des formes humaines richement coloriées, des assemblages de bois, de cuir, de papiers découpés, etc. Vous ne pouvez pas rester insensible, vous réagissez dans un sens ou dans un autre. Vous dites : “C’est idiot !!!”, ou “C’est remarquable !” »
Jean Dubuffet emploie pour la première fois l’expression « art brut » en 1945. Mais c’est en 1947 qu’il en fait une « appellation d’origine contrôlée », définissant avec précision le concept : « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix de matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur fond propre et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. » Cette même année, il ouvre le Foyer de l’art brut dans le sous-sol de la Galerie René Drouin à Paris, puis fonde en 1948 la Compagnie de l’art brut. Il offre en 1971 la Collection de la Compagnie de l’art brut, un peu plus de cinq mille œuvres, à la Ville de Lausanne. En 1976 est inaugurée au château de Beaulieu la Collection de l’art brut, premier musée public au monde dédié à ce type de créations. Des expositions temporaires y sont également programmées toute l’année – plus de 130 depuis 141 ans. « Corps », la 3e biennale de l’art brut, réunit, elle, environ 300 dessins, peintures, photos et sculptures qui mettent en lumière la diversité des représentations du corps dans l’art brut.
Bien avant que Jean Dubuffet (1901-1985) « n’invente » le concept d’« art brut », des regards intéressés, souvent passionnés, s’étaient déjà portés sur des œuvres qui ne semblaient pas, selon les critères de l’époque, relever de l’art. L’exposition « La folie en tête », à la Maison Victor Hugo (qui fut douloureusement frappé par la maladie mentale de sa fille Adèle et de son frère Eugène), propose de découvrir quatre collections historiques d’œuvres réalisées par des « aliénés » hospitalisés, soigneusement collectés par leurs psychiatres au XIXe et au début du XXe siècle. Jean Dubuffet découvre en 1945, lors de son premier voyage de « prospection » en Suisse réalisé en compagnie de Jean Paulhan, la collection Dr Walter Morgenthaler, et notamment l’œuvre d’Adolf Wölfli, une figure aujourd’hui légendaire de l’art brut auquel le psychiatre avait consacré une monographie en 1921. Cette collection, outre des dessins et peintures, comporte aussi de nombreux travaux confectionnés avec des matériaux aussi divers que le bois, l’argile, des textiles, de l’argile ou des métaux.
Une autre collection qui a joué un rôle très important dans l’évolution des regards portés sur les créations hors norme, elle aussi présente dans la Maison de Victor Hugo, est celle constituée par le Dr Hans Prinzhorn dès la fin du XIXe siècle à l’hôpital psychiatrique de l’université d’Heidelberg. Cette collection devient une référence après la publication en 1922 d’Expression de la folie. Dessins, peintures, sculptures d’asile, rédigé par le psychiatre, qui emploie le terme de « création », accordant un statut esthétique aux productions de malades mentaux. L’ouvrage aura un impact important sur le jeune Dubuffet, qui ne découvre qu’en 1950 la collection Prinzhorn à l’hôpital psychiatrique de l’université d’Heidelberg. Fortement impressionné par les œuvres, il écrit : « Elle m’a montré le chemin et elles ont eu sur moi une influence libératrice. J’ai réalisé que tout était permis, que tout était possible. Des millions de possibilités d’expressions existaient en dehors des avenues culturelles homologuées. »
Pendant les sept dernières années de sa vie, Anselme Boix-Vives crée une œuvre riche de 2 400 peintures et dessins. Né en 1899 en Espagne, l’enfant garde les troupeaux de moutons et ne fréquente aucune école. Il émigre en France en 1917, se fixe à Moutiers en 1928 et y ouvre un magasin de primeurs qui prospère rapidement. « Avec Boix-Vives surgit, une fois de plus, l’évidence qu’un art dit “naïf” peut être l’expression d’un savoir acquis au contact des choses et à l’épreuve d’une rêverie ou d’un rêve éveillé », commente le commissaire de la première exposition rétrospective de ce peintre de visions sauvagement émerveillées, rayonnantes de coloris vifs et nuancés. En 1963, Anselme Boix-Vives reçoit une lettre d’André Breton qui lui manifeste son intérêt pour ses œuvres et choisit en 1964 une de ses peintures pour figurer sur la couverture de son journal La Brèche, action surréaliste.
Le marchand, collectionneur, écrivain et commissaire d’exposition allemand Wilhelm Uhde (1874-1947) est l’un des personnages les plus singuliers de l’histoire de l’art de la première moitié du XXe siècle. Ardent défenseur du cubisme, il fait découvrir Picasso à Kahnweiler. Il rencontre le Douanier Rousseau en 1907 et organise sa première exposition personnelle l’année suivante. Lorsque Rousseau est hospitalisé en 1910, il est le seul à se rendre à son chevet et ainsi le dernier à le voir en vie. Installé à Senlis en 1912, il découvre avec éblouissement les peintures de sa femme de ménage, Séraphine Louis. Au début des années 1930, il se passionne pour des peintres « naïfs » (Vivin, Bauchant, Bombois) qu’il regroupe avec Séraphine et Rousseau sous le nom de primitifs modernes, dont il écrit en 1928 : « Ces “pacifistes”, non influencés par les suggestions, les préjugés, les opinions politiques […] suivent simplement la voix de leurs cœurs d’enfants, qui, d’un amour sans mélange trouble, recherche l’humanité et la communauté des sentiments. »
À la fin du siècle dernier, les galeries L’œil de bœuf de Cérès Franco et Poisson d’or de Jacqueline Chardon-Lejeune étaient de précieux refuges pour des créateurs épris de liberté. Aujourd’hui, la Galerie Béatrice Soulié accueille des artistes singuliers, tandis que, depuis 2005, la Galerie Christian Berst est devenue incontournable concernant le marché émergeant de l’art brut. Autre lieu historique parisien dédié aux arts riches en singularités, la Halle Saint-Pierre, qui accueille jusqu’au 31 juillet 2018 les insolites cabinets de curiosités miniatures de Ronan-Jim Sévellec dans le cadre de l’exposition Caro/Jeunet. L’artiste est également présent à la Galerie Antonine Catzéflis, où l’on peut découvrir quinze « boîtes » incroyables, petits mondes sous vitre absolument réalistes et tout aussi absolument irréels. Né en 1938, il fut peintre, illustrateur, réalisateur de maquettes pour le cinéma, avant de tout laisser tomber à la fin des années 1970 pour se consacrer exclusivement à la fabrication de ses fascinantes boîtes. Les prix oscillent entre 7 000 et 38 000 euros.
Inauguré en mars 2016, le Musée des arts brut, singulier et autres, riche de 2 300 œuvres, dont des peintures d’Aloïse Corbaz, d’Adolf Wölfli et d’Augustin Lesage, artistes phares de l’art brut historique, a ouvert à l’initiative privée des enfants de Fernand Michel (1913-1999), artiste « brut » et collectionneur. Il propose de découvrir Simone Picciotto, née au Caire en 1925, un cas particulièrement exemplaire d’artiste ayant eu une formation « classique » – elle étudie à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, où elle obtient un premier prix de peinture, puis fréquente à Paris l’atelier de Fernand Léger – avant de poursuivre des recherches à mille lieues de tout conformisme. Ses libertés chromatiques et formelles font jaillir de la surface de ses toiles et de ses planches de bois recouvertes de sédiments improbables – tissus, papiers peints et objets incongrus les plus divers – une comédie humaine alerte en déconcertantes perplexités.
Komorebi signifie en japonais la lumière du soleil qui filtre à travers les feuilles des arbres. Patrick Roger, commissaire de l’exposition, évoque à travers ce mot une lumière intérieure qui traverse les fêlures. La plupart des artistes présentés dans l’exposition « Komorebi » ont été ou sont encore en institution, car ils souffrent de troubles psychiques ou d’un handicap. L’art brut japonais a commencé à être repéré au Japon au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans des établissements accueillant des handicapés mentaux et des orphelins de guerre. Mais il a fallu attendre 2004 pour qu’apparaisse, avec l’aide du secteur privé, NO-MA, un lieu permanent d’exposition, le Borderless Art Museum, dans la ville de Omihachiman. Depuis 2006, des contacts existent entre l’institution japonaise et la Collection de l’art brut de Lausanne, notamment autour des poteries de Shinichi Sawada, présent dans cette exposition, et qui fut invité à la 55e Biennale d’art de Venise en 2003. Les quarante-deux artistes nippons présents à Nantes apportent un remarquable témoignage sur la qualité des espaces de liberté proposés au Japon à des personnes souffrant de handicaps parfois très lourds.
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L’art hors norme
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°707 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : L’art hors norme