Une exposition de cinq peintres « naïfs », dont le Douanier Rousseau, célèbre en filigrane l’historien et marchand d’art qui les a fait connaître en France et en Allemagne.
Baden-Baden (Allemagne). À vol d’oiseau, le Musée Frieder Burda se situe à moins de vingt kilomètres de la France, mais ce n’est pas pour cette raison que la deuxième langue dans les commentaires qui accompagnent l’exposition est le français, et non l’anglais comme il est d’usage. C’est parce que cette exposition est consacrée à cinq peintres français et à leur promoteur allemand, Wilhelm Uhde (1874-1947). Le commissaire, Udo Kittelmann, directeur artistique du musée, a réuni près d’une soixantaine d’œuvres d’artistes tels André Bauchant (1873-1958), Camille Bombois (1883-1970), Séraphine Louis dite Séraphine de Senlis (1864-1942), Henri Rousseau dit le Douanier Rousseau (1844-1910) et Louis Vivin (1861-1936) provenant presque toutes de la Collection Zander (Bönnigheim, Allemagne).
De taille moyenne, l’exposition est représentative de la production de ces artistes, même si elle s’attarde sur un aspect particulier du travail de Bauchant, la peinture d’histoire. À l’occasion de « Du Douanier Rousseau à Séraphine » en 2019 au Musée Maillol à Paris, dans laquelle ces cinq peintres étaient présentés, la Collection Zander avait prêté quelques œuvres. Malgré la présence sur leur sol de cet impressionnant ensemble d’art naïf et brut (les Parisiens ont pu en avoir une idée grâce à une exposition qui lui était consacrée, en 2011, à la Halle Saint-Pierre), les Allemands ignorent généralement l’importance de ces cinq artistes qui ont pourtant influencé l’art moderne germanique aussi bien que français. C’est qu’ils méconnaissent aussi Wilhelm Uhde auquel Baden-Baden réserve une salle et dont les citations ponctuent l’accrochage.
Historien de l’art, écrivain, collectionneur et marchand d’art, Uhde s’installe à Paris en 1904 et ses premières cartes de visite l’y présentent comme « écrivain d’art allemand ». Il est avant tout collectionneur et tourné vers l’avant-garde : en 1905, il achète pour dix francs une toile de Picasso, La Chambre bleue (ou Le Tub, 1901), et permet au peintre de trouver un marchand. Il est aussi le premier collectionneur de Georges Braque. Fréquentant beaucoup les milieux artistiques internationaux, il fait souvent le lien entre artistes, collectionneurs et marchands français et allemands. Grâce à son ami Robert Delaunay, il découvre Henri Rousseau qui a des admirateurs depuis les années 1890, essentiellement parmi les artistes. Devenu un marchand d’art procurant des œuvres à des galeristes en vue, l’Allemand acquiert des Rousseau dès 1907 et décide de le faire connaître au public. Il l’expose dans une petite galerie qu’il ouvre en 1908 puis publie, en 1911, Henri Rousseau, le Douanier.
En 1912, c’est par hasard qu’Uhde découvre que Séraphine Louis, la femme de ménage qu’il emploie pour sa maison de Senlis (Oise), est aussi peintre. Il en parle autour de lui mais, obligé de quitter la France en 1914, il ne peut réellement la faire connaître qu’après guerre. Rentré en 1924, il admire ses œuvres récentes lors d’une exposition à Senlis en 1927 et commence à la soutenir financièrement. À cette époque, il prend conscience qu’il existe en France un groupe d’artistes, dont Rousseau est le précurseur, qu’il nomme comme ses contemporains des « naïfs » (le sens le plus courant du mot est alors « d’une simplicité naturelle, sans apprêt » et ne comporte pas jugement de valeur), mais qu’il qualifiera dès 1932 de « primitifs modernes ». Il se donne pour mission de les promouvoir. En 1928, il les présente dans son livre Picasso et la tradition française et organise une exposition intitulée « Les peintres du Cœur-Sacré » avec notamment Bombois, Louis et Vivin. Dans le livret, il justifie le choix qu’il fait des mots « Cœur-Sacré » : « C’est non seulement parce que pour la plupart ils habitent autour de la haute et blanche basilique [le Sacré-Cœur, ndlr], mais surtout parce que leur cœur est resté attaché passionnément et tendrement, en toute candeur et innocence, à un monde qui pour nous a été brisé et perverti. » Dans le même texte, il précise : « Il ne s’agit pas de ces peintres dilettantes dits “naïfs”, que les spéculateurs voudraient nous présenter comme de nouveaux Henri Rousseau. L’œuvre de Rousseau est close dans le temps et unique en son genre. Mais son esprit est éternel et universel. »
L’influence de Rousseau ne s’est pas exercée uniquement en France. HenriRousseau, le Douanier a été très tôt traduit en Allemagne car le peintre y était déjà connu des artistes : Kandinsky l’a découvert à Paris en 1906 et ses œuvres sont très présentes dans L’Almanach du Cavalier Bleu de 1912. En 1913, le premier Salon d’automne de Berlin comprend une exposition consacrée à Rousseau qui est visitée par les artistes de la Nouvelle Objectivité. Enfin, en 1947 paraît à Zürich (Suisse), en allemand, le livre posthume d’Uhde, Fünf primitive Meister (« Cinq maîtres primitifs ») consacré à Bauchant, Bombois et Vivin ainsi que, dans une moindre mesure, à Louis et Rousseau ; il sera traduit en français en 1949. Pendant quarante ans, de 1907 à sa mort, Uhde aura œuvré pour faire connaître des deux côtés de la frontière les peintres du Cœur-Sacré.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°595 du 23 septembre 2022, avec le titre suivant : Les maîtres primitifs de Wilhelm Uhde