PARIS
Une centaine d’œuvres du Douanier Rousseau, Séraphine de Senlis, Bombois…, aussi surnommés les « primitifs modernes », sont actuellement visibles au Musée Maillol, à Paris. L’occasion, pour L’Œil, de donner quelques clés de lecture.
Qu’eussent été les artistes dits « naïfs » sans l’œuvre séminale et décisive d’Henri Rousseau (1844-1910) ? Gabelou à l’octroi de Paris, le Douanier – un surnom dont l’affubla Alfred Jarry, Lavallois comme lui – observe le monde comme un enfant : tout est enchantement, tout est primesautier. Son imagination, fécondée par les livres illustrés, les récits expéditionnaires et les jardins botaniques, inspire à cet artiste autodidacte des toiles reconnaissables entre toutes. Stylisation outrée, monde hiératique, personnages vus de face, couleurs vives : le Douanier Rousseau fixe involontairement les linéaments de cet « art naïf » dont il est la source généalogique. Longtemps moquées, voire conspuées, ses peintures fantasques furent créditées d’une poésie inentamée par des thuriféraires de premier ordre – Pablo Picasso, Robert Delaunay, Guillaume Apollinaire et, surtout, le collectionneur et marchand allemand Wilhelm Uhde, qui lui réserva sa première exposition en 1908, trente ans avant que le Louvre n’acquît sa célèbre Charmeuse de serpents (1907).
La grande ville offre des plongées hypnotiques et déploie des vues larges. Peindre la ville, c’est peindre le monde dans son amplitude et son mystère, comme dans ces gravures anciennes, indifférentes à la perspective albertienne. Restituée à vol d’oiseau, ou presque, la ville selon Louis Vivin (1861-1936) est une songerie et une cosmogonie, elle appartient au rêveur et au savant, à l’entomologiste et au géographe, combine le microscopique et le macroscopique. Retraité des Postes, l’artiste contemple ici la butte Montmartre comme une fourmilière tout à la fois joyeuse et complexe, avec ses galeries, ses circulations et ses spécimens. Cette peinture émerveillée, pareille aux chromos et aux lithos, aux cartes postales et aux vieux planisphères, parvient à restituer la douce mélancolie d’un monde frappé par une étrange quiétude et saisi dans une curieuse fixité. Enfance de l’art que cette peinture innocente ? Oui, si l’on se souvient que l’innocence n’interdit ni la fragilité ni l’équivocité…
Les nus sont rares chez les « primitifs modernes » qui, presque tous, préférèrent arpenter, pour mieux l’enchanter, la terra cognita plutôt que d’aborder le continent noir. Défendue par Wilhelm Uhde, exposée par Dina Vierny, la muse de Maillol, Camille Bombois (1883-1970) aura conçu une œuvre singulière qui, si elle ne fut pas indifférente aux élucubrations topographiques ou végétales, observa crûment l’hypnotique vénusté des femmes in naturalibus. Plusieurs de ses peintures constituent des cadrages, particulièrement originaux, de nus féminins – le sexe d’une odalisque callipyge, les formes plantureuses d’une haltérophile ou, comme ici, les fesses d’une « grosse fermière », moins exhibées qu’entraperçues da sotto in sù, condamnant le regardeur à partager avec le peintre son statut de voyeur. Sous leurs dehors univoques, ces corps en morceaux rappellent les découpes anatomiques de Magritte ainsi que les compostions troublantes et hermétiques de Balthus, un peintre majeur auquel fut un temps associée l’épithète de « naïf ».
Nombreux furent les peintres naïfs à plébisciter la nature morte. Avec ses objets du quotidien, sa prose ordinaire et son silence implacable, le genre offre des scènes muettes dont l’évidence feinte masque un mystère souterrain. Tout est montré, dans une simplicité redoutable, mais rien n’est dit, car ici le secret ne se déflore pas. Pas si aisément. Fonctionnaire des Postes, René Rimbert (1896-1991) fréquenta Marcel Gromaire, auquel il emprunta son goût pour la rotondité et la plénitude des volumes, ainsi que Max Jacob, qui dut lui inoculer sa passion toute lyrique pour les rébus optiques. Par sa perspective savante et sa délicate eurythmie, la Nature morte au jeu de cartes rappelle combien ce genre s’inscrivait dans une tradition et permettait des références moins naïves que doctes : ne pense-t-on pas ici aux frères Le Nain, à Georges de La Tour, aux maîtres hollandais ou aux artistes cubistes, à tous ces ausculteurs de cette nature qui, dite « morte », permettait de fixer à jamais l’intarissable énigme de la vie ?
Par sa beauté profuse, la jungle du Douanier Rousseau réinvestissait le genre du paysage et ouvrait la voie : il était donc possible de réenchanter le monde, de le peupler de choses vues et de choses imaginées, d’en faire le territoire hybride du réel et du rêve, du naturalisme et du symbolisme. Employée de maison, Séraphine Louis (1864-1942) eut accès à des registres horticoles lui assurant une culture florale éprouvée, ce dont témoignent ses premiers tableaux, avec leurs fleurs et leurs fruits aisément identifiables malgré quelques licences poétiques. Peu à peu, Séraphine de Senlis infléchit cette veine réaliste vers des compositions fantasmatiques, invente de nouvelles espèces, s’autorise des greffes improbables – des feuilles de vigne sur un tronc de palmier, des fruits sur les racines d’un pommier. Enfantant des formes diaprées et des coulures dignes d’un feu d’artifice, cette nature germinative et incontinente est assurément traversée par une puissance érotique, de telle sorte que la peinture apparaît comme la projection médiumnique et florale des mystères intérieurs.
La reproductibilité technique charrie son lot d’images populaires, publicitaires et artistiques. La culture visuelle est irrémédiablement bouleversée par cette inflation iconique et cette imagerie domestique, parfaitement incarnées par la carte postale, de réclame, de visite. Ce faisant, la peinture se trouve renouvelée par la circulation de ces images qui, bien que modestes, imposent bientôt leurs normes. À cet égard, les portraits réalisés par les maîtres naïfs s’inspirent, par leur cadrage à mi-corps, des cartes de visite alors en vogue, avec une différence substantielle toutefois : plutôt que d’être neutre, le fond abrite tantôt des éléments bucoliques – qui valent à ce genre d’être regroupé sous la locution de « portrait-paysage » – tantôt des formes profuses, susceptibles d’identifier le modèle. Ici, Ferdinand Desnos (1900-1958) figure, sur un fond digne d’Émile Bernard, l’écrivain Paul Léautaud entouré de ses nombreux chats, lesquels cohabitent avec un singe saugrenu, manière de ne jamais renoncer à l’exotisme.
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Comprendre les maîtres de l’art naïf
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°727 du 1 octobre 2019, avec le titre suivant : Comprendre les maîtres de l’art naïf