Art contemporain - Intelligence artificielle (IA)

Grégory Chatonsky : « L’intelligence artificielle est une nouvelle façon de naviguer dans la culture humaine »

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 11 août 2023 - 1778 mots

Artiste invité d’ « Un été au Havre », Grégory Chatonsky y expose un corpus d’images générées grâce à l’intelligence artificielle. L’occasion de le questionner sur cette technologie et sur les liens qu’il noue depuis plus de dix ans entre création et IA.

Grégory Chatonsky, His Story, 2022, Portrait de l'artiste modifié par une IA. © Grégory Chatonsky
Grégory Chatonsky, His Story, 2022, portrait de l'artiste modifié par une IA.
© Grégory Chatonsky.
Vous êtes à la fois artiste et chercheur. Comment définiriez-vous votre travail ?

L’art est pour moi une question d’enfance : je n’ai pas prononcé un mot avant l’âge de 5 ans et communiquais avec des dessins. En 1985, à l’âge de 14 ans, je me suis rendu seul au Centre Pompidou pour voir l’exposition « Les immatériaux », dont les commissaires étaient Chaput et Lyotard. J’y ai découvert des œuvres créées avec des ordinateurs, ce qui était très rare à l’époque. J’en suis sorti en me disant : « Je veux faire ça ! » « Ça », c’était la volonté de comprendre mon époque en la sortant du déferlement de l’actualité. J’ai le sentiment que l’art me permet d’approcher la question de la technique dont est tissée l’infrastructure du monde.

Parmi les techniques que vous expérimentez, il y a l’intelligence artificielle (IA). Depuis quand l’abordez-vous ?

J’ai commencé à m’intéresser à l’IA en 2009, grâce au projet CAPTURE, initié avec le compositeur Olivier Alary. Nous sommes partis du constat que le téléchargement illégal annonçait la disparition des industries culturelles comme le cinéma ou la musique. Nous avons répondu de manière ironique, en inventant un groupe de rock si productif que si l’on en téléchargeait un morceau, cinquante autres se généraient. En 2012, j’ai commencé à travailler sur des machines à produire des rêves. J’ai récupéré auprès de deux psychologues de l’université de Santa Clara la base de données Dreambank, qui agrège la retranscription écrite de 20 000 rêves. J’en ai nourri un logiciel pour lui apprendre à générer de nouveaux rêves. Dans la première version du projet, la machine allait chercher sur Internet des images en fonction des mots et créait automatiquement une fiction. Mon intuition était que le monde vertigineux du web et des datacenters où nous accumulons notre mémoire est un rêve emboîté dans un rêve, et que les machines sont en train de rêver l’espèce humaine juste avant sa disparition.

À partir de ce moment, j’ai mis l’IA au cœur de ma pratique, parce qu’elle construit notre monde. À l’époque, peu de gens s’y intéressaient, alors que depuis un an, on est dans l’excès de discours délirants et inconsistants.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est un réseau récursif de neurones ?

C’est la technique qui est à l’œuvre dans l’IA. Son histoire prolonge le désir très ancien des humains de reproduire avec des machines les facultés humaines, telles que le raisonnement et le calcul, par exemple avec le boulier chinois ou les machines à calculer. Dès les années 1950, deux projets de machines « intelligentes » voient le jour. Le premier consiste à traduire le raisonnement humain dans un langage formel (le code informatique). Il a donné naissance aux systèmes experts – à ce jour un échec. Le second écarte la question de la modélisation de l’intelligence, pour ne considérer que ses effets : il s’agit de simuler l’intelligence, même si la machine n’est pas intelligente. En 1958, Frank Rosenblatt crée le Perceptron, la première machine à lire, en produisant un modèle statistique des lettres et en reproduisant le fonctionnement supposé du cerveau. Les neurones, des éléments simples, s’influent les uns les autres. Il est fascinant de constater que la manière dont nous imaginons notre cerveau a été contemporaine de l’apparition des premiers ordinateurs, et que ces deux approches se sont durablement influencées.

Aujourd’hui, l’IA est un objet de fantasme charriant la terreur de voir la machine échapper à notre contrôle. Vous combattez ce cliché. Pourquoi ?

Depuis quelques mois, avec ChatGPT, les éditorialistes ont multiplié les tribunes délirantes sur l’IA, sans avoir le moindre début de compréhension des opérations de ces logiciels. Nous avons tous un contact intime avec cette technologie parce que nous avons été nourris de science-fiction et que les premiers cybernéticiens n’ont eu de cesse d’imaginer des fictions pour ces machines qui n’existaient pas encore. Critiquer l’IA est en réalité une façon de parler en creux de l’espèce humaine et de se réapproprier des facultés dont nous doutons de plus en plus pour nous-mêmes. Nous sommes de moins en moins attentifs, de plus en plus idiots et normalisés : tout ce qu’on reproche à ces pauvres machines ! Enfin, nous délirons en voyant l’IA en Terminator, une machine autonome, sans doute parce que nous doutons de notre propre autonomie. Or, l’IA est dépendante de toute une infrastructure matérielle, dont les limites se rapprochent dangereusement et nous obligent à redéfinir notre relation au monde terrestre. Nous l’utilisons en fait comme un étrange miroir pour rejeter hors de nous les problèmes d’infrastructure dont nous avons connaissance, mais face auxquels nous restons passifs. Notre crainte d’être remplacés par les machines cache mal notre terreur face à l’extinction en cours.

ChatGPT inquiète aussi parce qu’il répond aux questions avec plus de pertinence que d’autres robots conversationnels avant lui…

Et que bien des êtres humains ! L’effet magique de ChatGPT, qui est en train de devenir l’oracle de notre temps, tient à ce qu’on oublie comment il fonctionne : il est nourri par des milliards de textes créés par des humains, dont l’accumulation s’est accélérée avec la numérisation des supports de mémoire. Nos disques durs se souviennent parfois mieux de notre vie que nous-mêmes, nous donnant l’impression que notre mémoire est hors de nous. Par le calcul statistique sur d’immenses stocks de données, nous sommes en train d’inventer une nouvelle façon de naviguer dans la culture humaine, à la mesure des milliards de documents que nous avons enregistrés. Ces statistiques et paramètres des IA sont ce qu’on appelle l’espace latent.

Vous participez à « Un été au Havre ». Comment y mobilisez-vous l’IA ?

Le projet au Havre se décline sur trois ans, à la manière d’une série. Il s’inspire d’une lecture d’enfance qui fut mon premier accès aux utopies urbaines et politiques : La ville qui n’existait pas de Bilal et Christin. Pour la première année, j’ai appris à un réseau récursif de neurones à « parler Le Havre ». Une version alternative de la ville a peu à peu émergé . Ce qui est troublant avec les logiciels, c’est moins leur intelligence que leur imagination. C’est-à-dire leur capacité à produire des images qui ressemblent à notre monde, mais qui en diffèrent légèrement. Au fond, cette capacité est l’affaire d’une grande partie de l’art et désigne la représentation (mimêsis) au sens pictural du terme. C’est pourquoi je parle d’imagination artificielle, entendue comme production d’images, plutôt que d’intelligence artificielle, qui est un concept confus.

Comment avez-vous travaillé concrètement ?

J’ai eu accès à toutes les images du fonds photographique du Havre par Nutrisco. J’ai nourri un réseau de neurones qui a créé un Havre halluciné, où les bâtiments n’étaient pas les mêmes, mais leur ressemblaient. Je n’ai jamais une idée préconçue des images que je veux générer. Je passe des jours et des jours à dériver au hasard dans l’espace latent, et quand je vois quelque chose d’intéressant, je tire le fil. Ma manière de travailler est très exploratoire. Mes œuvres sont le fruit d’un dialogue avec la machine. J’explore, je découvre des choses, je sélectionne, puis j’accentue. À la fin du processus, je ne sais plus qui a fait quoi. Je romps avec l’approche utilitaire de l’IA, et c’est presque un projet politique : mon objectif est de proposer un rapport d’expérimentation, un peu psychédélique, aux technologies, et non un rapport de volonté de puissance. Je pense que seul l’art peut tenter cette expérience.

À quelles formes ce travail donne-t-il lieu au Havre ?

Cette année, le projet havrais se divise en trois chapitres. Le premier consiste en 25 fresques murales imprimées et pérennes. Elles sont disposées sur des immeubles d’Alcéane, un bailleur social de la ville qui s’est totalement impliqué, montrant des paysages d’une époque comprise entre 1895 et 1944, avant la destruction de la ville. Ce sont des images étranges d’une révolution industrielle qui se serait déroulée autrement. Le projet dissémine aussi dans divers lieux une série de 25 000 cartes postales uniques, qui montrent la ville entre 1945 et 1970 et dont les habitants vivent l’utopie d’une vie vouée à la lecture et à la sieste. Enfin, je produis une série d’images datées de 1971, inspirées des vues du Louvre en ruine d’Hubert Robert. Elles seront exposées dans les administrations du Havre recevant du public. Cette utopie va se matérialiser dans les années qui viennent, sous forme de sculptures notamment.

Là où l’IA est présentée comme une projection vers l’avenir, vous l’utilisez pour remanier le passé…
Grégory Chatonsky, La ville qui n'existait pas : l'architecture des possibles 1945-1970, 2023, carte postale unique. © Grégory Chatonsky.
Grégory Chatonsky, La ville qui n'existait pas : l'architecture des possibles 1945-1970, 2023, carte postale unique.
© Grégory Chatonsky.

Le passé auquel je tente de donner vie provient d’un espace latent où la différence entre le passé et l’avenir devient trouble. Sans doute faut-il en passer par une déconstruction du passé pour ouvrir ce futur dont nous sommes douloureusement privés. Nous avons l’impression de nous répéter, politiquement et artistiquement. Un autre passé ouvre une infinité de possibles. L’espace latent de l’IA peut devenir l’allié de cette indispensable réparation d’une histoire trop longtemps identifiée aux récits des dominants.

Ce projet illustre aussi ce que vous appelez le « nouveau photoréalisme ». De quoi s’agit-il ?

Depuis le XIXe siècle, nous vivons dans le photoréalisme, produit de la révolution industrielle qui détermine une grande part de notre façon de percevoir la réalité. Avec l’IA, nous arrivons à produire de nouvelles photographies qui n’en sont pas, car elles ne sont pas l’empreinte de la lumière sur une surface sensible. Pour moi, c’est une rupture radicale dans le contrat réaliste. L’IA est sans aucun doute le réalisme de notre époque, avec ce qui en découle de fake news et de complotisme.

Justement, dans votre manière de remanier le passé, n’y a-t-il pas un risque de falsification ?

L’histoire est toujours une reconstruction à partir d’éléments lacunaires. Il faut assumer cette construction en montrant le simulacre comme ce qu’il est. Un passé qui se présente comme une production a au moins le mérite d’être explicite quant à l’acte de produire l’histoire. Ça permet de se débarrasser du discours de l’origine et de l’identité. Je crois à la puissance de vérité du simulacre, qui est l’objet de l’art.

 

1971
Naissance à Paris
1990-1996
Études de philosophie et esthétique à Paris 1 (Esthétique et philosophie de l’art)
1994
Fonde Incident.net, l’un des premiers collectifs de Net art en France
1999-2000
Étudiant aux Beaux-Arts de Paris en hypermédia
2016
Thèse de doctorat à l’université du Québec, à Montréal
2017-2020
Codirige avec Béatrice Joyeux-Prunel un séminaire de recherche sur l’imagination artificielle et l’esthétique postdigitale à l’ENS-Ulm
2019
« Terre seconde » , Palais de Tokyo, sous le commissariat de Gaël Charbau
2022
Publie « Internes » (RRose Éditions), un roman co-écrit avec une IA
À voir
Un été au Havre,
Docks Vauban, Le Havre (76), jusqu’au 17 septembre.Grégory Chatonsky est l’un des invités de cette manifestation d’art contemporain qui propose, durant tout l’été, expositions, performances artistiques et explorations urbaines.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°766 du 1 juillet 2023, avec le titre suivant : Grégory Chatonsky : « L’intelligence artificielle est une nouvelle façon de naviguer dans la culture humaine »

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