PARIS
L’essor de la collapsologie dans le champ éditorial et médiatique offre des résonances dans l’art. Imaginer une Terre sans l’Homme est désormais un trait commun à nombre d’œuvres et d’expositions.
On serait tenté d’y voir l’effet d’un Zeitgeist : par un hasard du calendrier, l’occupation de la place du Châtelet par les militants d’Extinction Rebellion a coïncidé avec le lancement de la Biennale Nemo et l’inauguration au 104 de son exposition principale, « Jusqu’ici tout va bien ? », le 12 octobre dernier. Or, celle-ci offre un écho involontaire au geste militant, puisqu’elle propose jusqu’au 9 février une « archéologie du monde numérique » sous la forme d’une fiction spéculative et dystopique : celle de la disparition du genre humain en 2019.
Catastrophe écologique ou effondrement généralisé ? Le récit imaginé par Gilles Alvarez et José-Manuel Gonçalvès n’en dit rien, il n’élucide aucune cause. Les deux commissaires de l’exposition choisissent plutôt de livrer aux regards les vestiges de notre civilisation et d’explorer les possibles ouverts par son soudain évanouissement. On y découvre donc une somme de traces figées dans la pierre : un Cimetière du réconfort égrenant les formules de consolation creuses (Timothée Chalazonitis), un smartphone fossilisé et un squelette d’homo sapiens sapiens réassemblé tout de travers en « homo stupidus stupidus » (Maarten Vanden Heynde), un cénotaphe qui bâtit automatiquement des villes sitôt vouées à la ruine (Thomas Garnier) ou des bas-reliefs en grès alignant émoticones et captchas (Vladimir Abikh). Ces vestiges se confrontent à d’improbables symbioses d’organismes vivants, de robots et d’intelligences artificielles livrées à elles-mêmes. Krištof Kintera dresse un édifice monumental en piles usagées et étale au sol une « néo-nature » où s’hybrident composants électroniques, fleurs métalliques et matières spongieuses [voir ill.]. Les voitures accidentées de Paul Duncombe couvent un tapis de plantes et d’insectes. Shun Owada fait entendre le crépitement du calcaire sous l’effet d’un acide perfusé, en réversion d’un processus de formation rocheuse vieux de 250 millions d’années. « Nous avons voulu mettre l’anthropotechnie au centre des débats sur la collapsologie, explique Gilles Alvarez. Par optimisme, nous avons aussi voulu voir comment les choses pouvaient se réinventer. On commence par décréter la disparition de l’espèce humaine, puis on raconte la féérie d’un redémarrage, qui est tout aussi dystopique si l’on y regarde de plus près. Nous voulions explorer l’idée de design spéculatif et d’art contemporain de science-fiction autour de divers scénarios. »
Envisager la catastrophe et projeter ce qui lui succède : la tentation semble innerver de larges pans de la création contemporaine. Cet été, l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne » au Centre Pompidou illustrait déjà cette veine dans sa dernière section, dédiée aux « présents préhistoriques » : l’installation des frères Chapman – une météorite fondant sur un assemblage de dinosaures en papier mâché – et le mélancolique Human Mask tourné par Pierre Huygue aux abords de Fukushima y décrivaient à un monde voué à la catastrophe et la disparition. La notion d’Anthropocène, ce « nouvel âge géologique » décrit en 2000 par le chimiste néerlandais Paul Joseph Crutzen pour souligner l’impact des activités humaines sur la Terre, en constituait l’épine dorsale. Dans l’introduction du catalogue de l’exposition, Cécile Debray et Rémi Labrusse la désignaient d’ailleurs comme « une source d’inspiration pour l’art actuel ».
Nombre d’œuvres sont depuis venues accréditer la prégnance d’un imaginaire eschatologique dans l’art contemporain. Parmi elles, l’installation Terre seconde de Grégory Chatonsky, présentée cet été au Palais de Tokyo dans le cadre de l’exposition « Alt+R, Alternative réalité ». L’artiste français y déploie la fiction d’une « imagination artificielle » forgeant à partir de données glanées sur Internet une planète de remplacement à la ressemblance de la nôtre, comme « un monument dédié à la mémoire de l’espèce humaine éteinte ». De manière tacite, la fin de l’humanité est aussi l’un des fils conducteurs de l’édition 2019 de la Biennale d’art contemporain de Lyon. À l’usine Fagor, l’exposition « Là où les eaux se mêlent » esquisse les contours d’un monde édifié sur les « ruines du capitalisme », pour reprendre la formule d’Anna Lowenhaupt Tsing. À l’anthropologue américaine, qui voisine dans la boutique de la Halle 0 avec Tim Ingold, Philippe Descola ou Marielle Macé, les sept commissaires de l’exposition, tous associés au Palais de Tokyo, empruntent la leçon délivrée par le matsutake : consommé comme produit de luxe au Japon, ce « champignon de la fin du monde » réclame pour pousser un sol dégradé, et les conditions de sa cueillette dans les forêts de l’Oregon par toutes sortes de marginaux illustre les formes de vie possibles dans un monde abîmé. À l’usine Fagor, ces formes de vie composent un vaste paysage où coexistent les fragments disséminés de diverses catastrophes (dont un crash aérien signé Rebecca Akroyd), les vestiges d’un monde industriel tout à la fois contaminant et condamné, mais aussi les ferments d’une nature réagencée, hybride et profuse. « Certaines œuvres parlent d’un monde post-apocalyptique ou post-humain, décrit Daria de Beauvais, co-commissaire de la Biennale. Pourtant,nous tenions à marquer l’écart avec la collapsologie. Nous voulions au contraire montrer que quand il n’y a plus rien, on peut faire autrement, et réfléchir à des possibles. Certaines œuvres parlent du devenir humain, d’autres imaginent des écosystèmes où tous les vivants pourraient cohabiter. L’enjeu était de dépasser l’Anthropocène. »
Dans le leitmotiv artistique de la fin du monde se décèle ainsi un tournant à l’œuvre. Sa prégnance reflète d’abord les progrès tangibles des scenarii d’effondrement dans les sphères éditoriale et médiatique depuis une dizaine d’années. Après la théorisation de l’Anthropocène en 2000 et son très large écho dans les sciences humaines, la parution en 2005 d’Effondrement (Gallimard) de Jared Diamond a posé l’un des jalons du catastrophisme contemporain, par sa façon de lier surexploitation des ressources naturelles et déclin des civilisations. Dix ans plus tard, Comment tout peut s’effondrer (Éditions du Seuil) de Pablo Servigne et Raphaël Stevens achevait de populariser la collapsologie, cette « science de la catastrophe », en décrivant comme plausible la chute à court terme de la civilisation thermo-industrielle. Du reste, l’altération des milieux terrestres et le changement climatique ne sont pas les seuls motifs d’alarme, car ils se conjuguent aux effets imprévisibles de la convergence des technologies. Les champs à peine défrichés de la biologie synthétique ou les progrès, réels ou fantasmés, du Deep Learning affaissent les repères les plus stables, et achèvent de précipiter l’humanité dans un flux mouvant où le genre et l’espèce n’offrent plus de critères fixes d’identification. L’image, empruntée à Zygmunt Bauman, d’un « présent liquide » donne d’ailleurs lieu à la Biennale de Lyon à des représentations littérales, puisque la figure de l’écoulement y est récurrente : elle est mémoire chez Minouk Lim, agent de contamination chez Isabelle Andriessen, de corrosion chez Thomas Feuerstein, d’autodestruction chez Gustav Metzger. Dans « Jusqu’ici tout va bien ? », c’est à Beb-Deum qu’il revient de cartographier ce « trouble dans l’espèce » : dans Mondiale, également présenté à la gare d’Austerlitz, l’artiste décrit dans un maelstrom visuel l’évolution de trois avatars vers le post-humain, au gré d’hybridations, d’augmentations, de tatouages et de prothèses.
Selon Jean-Paul Engélibert, les fictions d’apocalypse viennent précisément offrir un remède à ces diverses crises. Dans son ouvrage Fabuler la fin du monde (La Découverte), paru en août dernier, ce professeur de littérature comparée explique qu’« elles créent (...) une véritable conscience tragique : fabuler la fin du monde n’est synonyme ni de l’espérer ni de désespérer de l’éviter, mais peut signifier tenter de la conjurer et ainsi rouvrir le temps. En élaborant des scénarios de la fin, elles permettent de penser autrement l’histoire : depuis la fin qu’il s’agit d’éviter ».
En sommant l’art d’imaginer un autre monde, l’incertitude qui trouble le présent offre ainsi un réservoir de formes et d’images à explorer, à inventer. La tabula rasa eschatologique vaut à la fois comme inventaire et prémisse d’une nouvelle ère. Elle récuse tout particulièrement l’héritage des Lumières et leur foi en le progrès humain. En lieu et place du vieux partage entre nature et culture, l’imminence possible de la fin de l’homme plaide pour une nouvelle relation à la Terre et au vivant. Une relation à nouer « par-delà nature et culture » justement, pour reprendre à Philippe Descola le titre de l’un de ses ouvrages (Par-delà nature et culture, Gallimard). « C’est à chacun d’entre nous, y écrit-il, là où il se trouve, d’inventer et de faire prospérer les modes de conciliation et les types de pression capables de conduire à une universalité nouvelle, à la fois ouverte à toutes les composantes du monde et respectueuse de certains de leurs particularismes, dans l’espoir de conjurer l’échéance lointaine à laquelle, avec l’extinction de notre espèce, le prix de la passivité serait payé d’une autre manière : en abandonnant au cosmos une nature devenue orpheline de ses rapporteurs parce qu’ils n’avaient pas su lui concéder de véritables moyens d’expression. »
Cette invention d’un nouveau monde, la Biennale de Lyon l’envisage dès le seuil de l’usine Fagor à travers le dispositif imaginé par Le peuple qui manque : dans une agora disposée autour d’une île artificielle de Philippe Quesne, des intellectuels contemporains, d’Yves Citton à Emanuele Coccia, devisent d’une société où les plantes, les animaux, tout le peuple muet asservi par l’homme, accéderaient au rang de sujets politiques et deviendraient « enfin quelque chose ». Plus loin, Abraham Poincheval marche sur des nuages pour éprouver un nouveau mode d’être, résolument utopique (Marche sur les nuages). D’une immense tête de tunnelier, Sam Keogh fait surgir une plante invasive, la renouée du Japon (Mop), figure d’une végétation aussi profuse que les ronciers en métal déployés dans l’espace par Jean-Marie Appriou (Roncier). Ce n’est pas seulement la nature qui reprend ses droits, mais le monde qui se recompose sur ses ruines et se réinvente à l’aune de la catastrophe : à la fin du monde succède en somme le commencement d’un autre, qu’il appartient aux artistes d’inventer.
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L’art contemporain face à la fin du monde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°532 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : L’art contemporain face à la fin du monde