LYON
En jouant avec l’espace ingrat qu’elle investit, l’exposition internationale de la Biennale de Lyon parvient à s’arrimer à l’époque et à lui donner un sens.
Lyon. C’est à bien des points de vue une 15e édition en rupture dans l’histoire de la Biennale de Lyon. D’abord, parce que la Biennale quitte La Sucrière, où elle se déroulait depuis 2003, pour investir les 29 000 m2 des anciennes usines Fagor. Le site est chargé ; il donne à voir, entre « fantômes des machines et des chaînes d’assemblages », les « affleurements et les balafres de toute une histoire industrielle », écrit dans le catalogue Marielle Macé – directrice adjointe du CRAL (Centre de recherches sur les arts et le langage CNRS-EHESS). La cinquantaine d’artistes qui se sont confrontés à cette friche ont dû en accepter les contraintes et en relever les défis. Cette immense usine vide comporte en elle la mémoire d’un naufrage ; les œuvres venues s’y loger le font un peu à la manière de la vie qui se fixe sur les épaves englouties. Le titre emprunté à un poème de Raymond Carver, « Là où les eaux se mêlent », autorise, après tout, cette dérive de l’imaginaire.
Il n’est pas anodin non plus que la sélection et la conception du parcours soient le fruit d’un travail collectif. Composée de sept individualités (Adélaïde Blanc, Daria de Beauvais, Yoann Gourmel, Matthieu Lelièvre, Vittoria Matarrese, Claire Moulène et Hugo Vitrani), l’équipe curatoriale du Palais de Tokyo a fonctionné de manière collégiale, chaque choix étant validé par l’ensemble du groupe. Il a fallu s’accorder sans que ce consensus se traduise par un vague compromis, mais, au contraire, par l’affirmation d’une vision commune. Cela reflète, aussi, une fluidité dans la prise de décisions emblématique d’une époque structurée par les logiques de réseaux et de partage d’informations. Enfin, le choix de produire la très grande majorité des œuvres, pour privilégier les interactions avec l’économie locale, dans le respect des circuits courts, a par ailleurs constitué une importante prise de risque. Jusqu’à la dernière minute, le paysage de cette Biennale est resté incertain, avant de surgir d’un coup du chantier. Il offre de découvrir de nombreux artistes peu ou pas connus en France ; cette édition se veut expérimentale.
On a pu adresser aux commissaires le reproche d’une vision sombre et déshumanisée. Si l’horizon dessiné par ce parcours d’œuvres suggère, en effet, l’avènement d’un monde d’où l’homme se trouve absent, il intéresse par la multiplicité des lectures qu’il contient sans en imposer aucune, partition ouverte à plusieurs interprétations. Surtout, il ne s’épuise pas à la première visite, mais invite à revenir sur ses pas, à s’arrêter.
Passée l’arche équivoque de Shana Moulton, l’environnement de la première halle est aride. On y est accueilli par les arceaux métalliques du Roncier de Jean-Marie Appriou, subjugué par la mécanique ascensionnelle de Tetzahuitl de Fernando Palma Rodríguez, ballet mécanique et vain de robes enfantines, tandis que vrombissent les moteurs des véhicules zoomorphes de Nino Vascellari. Au loin, une moto a laissé son empreinte circulaire noircie dans le sable (Le Silence d’une dune, de Stéphane Thidet). Seuls les cactées en acier de Bronwyn Katz peuplent le désert hanté par les zombies de Simpiwe Ndzube (voir ill.). Les formes énigmatiques et blêmes de La Mêlée de Léonard Martin palpitent d’un souffle poétique et dérisoire. Aucun rescapé n’a survécu à la catastrophe suggérée par les sculptures sanguines de Rebecca Ackroyd (Singed Lids).
Que s’est-il passé ? L’obscurité de la deuxième halle est éclairée par les lueurs orangées de la rivière de Minouk Lim, la cuisine aménagée par Bianca Bondi cristallise nos angoisses d’accident chimique. Abraham Poincheval monte au ciel sur un air triste d’harmonica, c’est la seule figure humaine que l’on croisera en chemin. Les projections floutées de Lee Kit tremblent dans le noir, telle une banque de souvenirs abandonnés. Le monde est visqueux et absurde comme les sculptures motorisées agonisantes de Mire Lee, cauchemardesque comme le supplice de Prométhée auquel Thomas Feuerstein imagine de greffer un foie artificiel, dans une expérience de science-fiction mélangeant marbre, bactéries, cellules hépatiques et poème apocalyptique.
Marie Reinert a enregistré les bruits du travail : seize platines réunies en restituent le son familier dans une sorte de colloque fantôme. Colossale, la tête foreuse de tunnelier de Sam Keogh semble aussi précaire qu’une coquille vide, colonisée par la végétation parasite que documente sa vidéo diffusée sur un écran télé de fortune. Cette dimension spectaculaire, Yona Lee s’en amuse, invitant le visiteur à prendre de la hauteur pour regarder les lieux depuis la plateforme qu’elle y a aménagée, à la façon d’un architecte fonctionnaliste pris au piège de sa logique. On le voit, ce monde était habité, en témoigne le palimpseste étonnant que Pannaphan Yodmanee a peint à même le béton de sections géantes de canalisation. On se glisse à l’intérieur en archéologue de notre futur, et ce n’est pas la moindre des réussites de cette Biennale que de nous rendre acteurs de cette histoire en cours.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°530 du 4 octobre 2019, avec le titre suivant : Une Biennale de Lyon expérimentale