Du tronc d’arbre sculptural à la fragile brindille, le végétal est devenu un matériau artistique comme un autre. D’autant plus présent dans les œuvres qu’il disparaît de notre horizon quotidien, il pose aussi la question de leur conservation.
Début septembre 2019, près de cent journalistes venus de toute l’Europe convergent vers Klagenfurt, en Autriche, pour y assister à une conférence de presse. Son sujet ? L’implantation, dans le stade de cette petite ville de Carinthie, de près de 300 arbres formant, face aux gradins, une « sculpture végétale » aussi monumentale qu’éphémère. Baptisé For Forest, ce spectacle statique aurait pu sembler légèrement absurde s’il n’avait pas été une référence directe à une composition au crayon de Max Peintner, The Unending Attraction of Nature, datée du début des années 1970. Et si, au moment de sa réalisation, cette vision dystopique ne coïncidait pas avec l’actualité, à l’heure où la planète est dévastée par le drame de la déforestation en cours, c’est un véritable coup de génie de la part du commissaire, Klaus Littmann. Artisan de plusieurs projets à grande échelle passés jusqu’ici relativement inaperçus, ce citoyen helvète aussi persévérant que doué pour les levées de fonds était désireux, depuis de nombreuses années, d’incarner le dessin de l’illustrateur écologiste. Il y est parvenu au moment même où l’époque lui donne tout son sens.
Des « 7 000 chênes » que Beuys entreprit de planter à la Documenta de Kassel en 1982 au monumental tronc sculpté que Giuseppe Penone présentait cette année en off de la Fiac, jusqu’à l’exposition en cours à la Fondation Cartier (« Nous les arbres », jusqu’au 5 janvier 2020), l’arbre, c’est certain, est un motif récurrent dans l’art. « Il est beaucoup plus ancien que la fleur, qui véhicule un imaginaire collectif de l’ordre de la mièvrerie, de la joliesse, associée à la sphère domestique », relève Sixtine Dubly, commissaire de l’exposition « Narcisse, ou la floraison des mondes », qui commence le 5 décembre prochain au Frac Nouvelle-Aquitaine. La fleur, victime d’une discrimination de genre ? La thèse est intéressante. Elle prouve que le végétal est en tout cas un médium comportant une riche palette d’expressions. Et que le vert semble, plus que jamais, prisé des artistes.
Installation immersive façon serre horticole de Hoël Duret à la Fondation Vuitton, NFT pH <7 logique (2019) ; étrange ballet de palmes orchestré par Trevor Yeung à la Biennale de Lyon ; travail autour de la mousse et du lichen de Daniela Edburg dans le cadre d’Eldorado Lille3000 ; orties et ipomées jardinées par Reto Pulfer au Centre culturel suisse… Il ne se passe pas une semaine sans qu’une exposition, une installation ou une œuvre ne s’empare du botanique comme matériau et/ou comme sujet de réflexion. Quant à l’essai du philosophe Emanuele Coccia, La Vie des plantes (2016), il est sans doute l’un des plus cités ces derniers temps dans le milieu de l’art contemporain. Cette soudaine poussée de chlorophylle fait cependant écho à un « recours à la nature et à ses manifestations [qui] a traversé différentes générations d’artistes depuis l’aube des années 1960 », rappelait l’an dernier la très belle exposition « Cosmogonies », au Mamac de Nice. Graminées, lianes, arbustes et brins d’herbe ne cessent d’essaimer dans l’art, et ceci, bien qu’ils soient des matériaux fragiles et périssables, soulevant d’autres questionnements en lien avec la conservation de ces œuvres, dont voici un florilège non exhaustif.
En 1973, à New York, l’artiste activiste Liz Christy lançait des bombes de graines par-dessus les palissades des terrains vagues pour les ensemencer. Actions, photographies, dessins, sculptures, poèmes situés, installations, affiches : les œuvres de Lois Weinberger parlent, quant à elles, de latence, de retard ou de réveil, autant « d’états propres à la graine et à son “champ élargi”, la terre, qu’au moyen d’une bêche, d’une pioche, voire d’un marteau-piqueur, il appelle au soulèvement ! », affirme dans un texte d’introduction à l’exposition de l’artiste, à Piacé-le-Radieux (jusqu’au 20 octobre 2019), le critique Guy Tortosa. Une ode à la fronde écologique inattendue chez un inspecteur de la création et des enseignements artistiques en charge de la commande publique au ministère de la Culture.
Il faut dire que les mauvaises herbes se répandent irrésistiblement de galeries en biennales. Elles ont tôt éclos dans le travail de Jean-Luc Moulène, auteur de la série photographique La Vigie (2004-2011), exposée à la Galerie Chantal Crousel au printemps dernier, décrivant l’évolution au ras du bitume d’un pied de paulownia sauvage. Les plantes invasives sont au cœur de l’installation de Sam Keogh aux Usines Fagor, dans le cadre de la Biennale de Lyon : une tête foreuse de tunnelier y tient lieu d’écrin spectaculaire à l’évocation, parmi d’autres parasites naturels, de la renouée du Japon, capable de transpercer le béton et envisagée comme une arme de sabotage en réaction à la pression immobilière, dans une vision écologique post-anthropocène.
Plus distancé, Yann Sérandour, avec Folded to Fit, présente, dans le coffret d’une « boîte à chasses » recouverte d’un imprimé camouflage, un ensemble de reproductions de planches issues d’herbiers. Chacune d’elles, réimprimée sur un papier Japon, a été pliée pour rentrer de force dans le format de l’édition en suivant les lignes brisées des roseaux collectés. Une façon de s’interroger sur la violence qu’exerce la passion botanique à l’égard des spécimens qu’elle entend indexer, donc protéger. Même les fleurs peuvent véhiculer un message politique : avec Flowers for Africa, l’artiste canadienne Kapwani Kiwanga a dressé en juin dernier dans le secteur Unlimited d’Art Basel une arche florale aux pétales appelés à se flétrir, à l’image, selon elle, « des rêves du panafricanisme ».
Dans leur série Fragility, Anne et Patrick Poirier scarifient, à l’aide d’une pointe d’aiguille ou de crayon, des feuilles et des pétales qui se trouvent ainsi les délicats supports suppliciés d’un mot gravé. Tentative dérisoire et douloureuse de fixer le souvenir. Placés entre deux plaques de verre, ces végétaux tatoués composent dans leur série Archives de somptueux photogrammes. Trevor Yeung utilise pour sa part les plantes comme des figurantes dans des scénarios faisant référence aux difficiles, parfois torturantes, intrications des relations humaines. Artiste invité de la Biennale de Lyon, il y a conçu une installation nocturne, Miss Butterfly, dans laquelle les ombres mouvantes de palmiers, diffractées par les projecteurs, évoquent celles des fêtards que l’on aperçoit derrière les fenêtres des soirées auxquelles l’on n’est pas convié, et que l’on observe de loin. Cet horticulteur amateur, qui vit entouré de dizaines de spécimens botaniques dans son appartement hongkongais, envisage le végétal comme une métaphore. Et il ne nie pas la tentation dominatrice à l’œuvre quand il réalise des micro- écosystèmes placés sous vitrines.
C’est pour pallier l’absence de sa bibliothèque, à son arrivée à New York, que Camille Henrot s’est quant à elle approprié l’art de l’ikebana afin de représenter de façon synthétique, mais naturelle, les livres qui manquaient sur ses étagères. La fleur, et ses connotations féminines, décoratives, ne l’intéressait alors que pour son ambivalence. Titré d’après les intitulés d’ouvrages, ou à partir d’une citation extraite de leurs textes, chacun de ces bouquets hiératiques suggérait un principe de métonymie tout en cultivant l’idée d’un possible espace protégé, reflet d’un monde intérieur. Fallait-il voir dans le Cactus Painting de Ghada Amer, exposé l’an dernier au CCC OD de Tours, une allusion phallique voilée ? Certainement. Évocation symbolique des maîtres de la peinture américaine d’après-guerre, et en particulier de la série Homage to the Square de Josef Albers, cette composition géométrique rouge et verte aussi vaste que piquante dénonçait à sa façon la prédominance masculine dans l’art, un thème féministe cher à l’artiste basée à New York. À la fin de l’exposition, les cactées ont été dispersées dans le public parmi les amateurs. Après le démontage de ses installations, Joseph Allen, le galeriste de Trevor Yeung, conserve dans sa cour les plantes utilisées pour les œuvres. Celles-ci, explique-t-il, sont contenues dans leur protocole et survivent aux plantes, interchangeables, qui y entrent en composition.
Héritier connu et reconnu du mouvement Land Art apparu dans les années 1960, Andy Goldsworthy conçoit partout dans le monde des sculptures in situà partir de matériaux naturels. Le film River and Tides que lui consacra en 2004 le réalisateur Thomas Riedelsheimer, retraçant sur plusieurs mois la création de l’œuvre éponyme, constituée de feuilles, de branches, de glace et de nids de bois, connut un succès mondial. En 2016, Goldsworthy a créé en France, pour le parc du domaine de Chaumont-sur-Loire, un cairn mariant le végétal et la pierre sur l’autel d’une souche de platane abattu et couronnée de branches rebelles.
C’est après des études d’horticulture à l’École nationale de Versailles que Bertrand Lavier a commencé sa carrière artistique au début des années 1970, alors qu’il travaillait comme paysagiste dans le cadre de l’aménagement de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. Sa réhabilitation du parc de l’hôtel Montcalm, où a ouvert en juin dernier l’Hôtel des collections, nouveau lieu dédié à l’art contemporain à Montpellier, constitue, en quelque sorte, un retour aux sources. Pour ce jardin, le premier qu’il réalise, il a sélectionné, avec le conseil du paysagiste et biologiste Gilles Clément, des espèces végétales de tous les continents afin de composer une mappemonde d’arbustes et de plantes vivaces. Découpé en cinq zones géographiques (Océanie, Afrique, Amérique, Asie et Europe), ce jardin-atlas rappelle que les végétaux sont les premiers témoins de la mondialisation des échanges.
De la germination à la putréfaction, le vivant a toujours été, depuis ses débuts dans les années 1980, une composante essentielle du travail de Michel Blazy. Ce dernier aime, par exemple, soumettre des objets banals à la prolifération du végétal. Observateur des phénomènes qu’il suscite, il a récemment investi la Galerie des Ponchettes en parallèle de l’exposition « Cosmogonies », au Mamac de Nice, avec une installation immersive et environnementale. Moins que de laisser faire le vivant – au risque qu’il ne se passe littéralement rien –, l’artiste dit encourager la matière à la manière d’un jardinier.
Metteur en scène, critique et « artiste-chercheur en pratique botanique », Thomas Ferrand est l’invité de la première édition de « Traversées », à Poitiers. Au cours de promenades et de repas où les participants découvrent les nombreuses vertus des plantes environnantes, son projet Des sauvages parmi nous invite à regarder la nature d’un œil plus savant parce que plus curieux.
Le premier, Tetsumi Kudo envisagea dès les années 1960 les hybridations avec son environnement d’une humanité réduite à l’état de boutures, reliant des membres à des plantes par des circuits électroniques sur fond de compost irradié. Dans ses jardins, intitulés Nouvelle Écologie – Pollution – Cultivation, des phallus poussent sur des tumulus, en écho post-traumatique au cauchemar d’Hiroshima. Simulacre de paysage, l’installation NFT pH <7 logique de Hoël Duret s’inspire, pour sa part, « des serres botaniques du XIXe siècle, des biosphères en Arizona et des expériences de plantations en orbite ». La spécificité à peine détectable de cet écosystème suintant et grésillant, présenté en début d’année dans le cadre du programme Open Space de la Fondation Louis Vuitton, résidait dans son caractère hyperconnecté mettant en lien des plantes d’espèces variées avec des artefacts technologiques, selon un dispositif régi par un algorithme. Même alliance du vivant et de la technologie chez Pierre Huyghe qui, avec After ALife Ahead, une installation présentée en 2017 à Munster pendant « Skulptur Projekte », transformait en l’excavant une ancienne patinoire en un biotope sidérant, territoire minéral creusé de petites mares, peuplé d’abeilles, de paons, d’un mollusque toxique, de cellules humaines cancéreuses et de plantes aquatiques. Une application offrait de suivre en direct la croissance des cellules et l’évolution de ce monde organique livré à lui-même.
Déclinaison aseptisée de ce modèle, le projet Terre seconde, de Grégory Chatonsky, sélectionné pour les Audi Talents Awards, prend la forme d’une installation évolutive générée à partir de données glanées sur Internet. Dans ce monde né de l’intelligence artificielle mais privé de conscience, les espèces se métamorphosent et les pierres mutent en plantes, selon un processus purement virtuel. Hicham Berrada élabore quant à lui, depuis longtemps, des protocoles scientifiques mimant des processus naturels et conçoit ainsi des paysages éphémères à la façon de véritables créations picturales. « J’essaye, affirme-t-il, de maîtriser les phénomènes que je mobilise – le chaud, le froid, le magnétisme, la lumière – comme un peintre le fait avec ses pigments et pinceaux. » Les environnements contenus dans des terrariums et des aquariums de Max Hooper Schneider, sortes de dioramas mélangeant le biologique et le synthétique, ont-ils d’autre but que l’esthétique versicolore inquiétante qu’ils produisent ?
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La vie artistique des plantes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°728 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : La vie artistique des plantes