EKATERINBOURG / RUSSIE
La manifestation qui concurrence de plus en plus celle de Moscou se tient dans une usine d’armement.
C’est une biennale très singulière qui s’est ouverte le 4 septembre à Ekaterinbourg et s’achèvera le 1er décembre prochain. À l’occasion de chaque édition depuis 2010, elle passe d’une friche industrielle à une autre, aidant les sites qui l’ont hébergée à se métamorphoser et à se réhabiliter au terme de l’exposition. La 5e Biennale industrielle d’art contemporain de l’Oural franchit un nouveau cap. Cette année, la biennale s’installe crânement dans un site industriel encore en activité, brandissant comme thème l’immortalité. Capitale culturelle de l’Oural, Ekaterinbourg est aussi le cœur de l’industrie d’armement soviétique et russe, 1 500 kilomètres à l’est de Moscou. Une juxtaposition délibérée ou non de symboles : immortalité, machines à tuer, création.
L’exposition se déroule dans « l’usine optique-mécanique », qui fabrique des équipements néonatals destinés à préserver la vie des nouveau-nés et enjolive la holding Rostec, propriétaire du site et « partenaire stratégique de la biennale ». Mais l’usine est surtout connue pour fabriquer des systèmes de guidage lasers et optiques pour des missiles et des avions de combat. C’est l’une des pépites restantes du complexe militaro-industriel russe. Pour y pénétrer, un « règlement spécial » stipule que chaque visiteur étranger doit soumettre ses papiers d’identité (en ligne), cinq jours avant la visite.
L’entrée impressionne : il faut marcher cinq bonnes minutes entre de hauts murs coiffés de barbelés fraîchement posés. Tous les vingt mètres se dressent des feux verts éblouissants, assez incongrus pour les piétons. Comme s’il s’agissait d’une « installation ». Il faut avancer vers l’éternité, mais ne pas faire un pas de côté !
À l’intérieur de l’immense bâtiment, l’exposition se divise en deux étages lesquels prennent en sandwich les bureaux ultra-secrets de « l’usine optique-mécanique ». En empruntant les escaliers, on peut lire sur les portes interdites des étages intermédiaires : « Exposition idéale – installation en cours ».
L’avantage d’un thème comme l’immortalité, énoncé en un seul mot, est qu’il offre aux artistes et aux commissaires un large espace d’interprétation. Articulé avec la technique (la biennale est « industrielle »), il pourrait naturellement pencher vers le trans-humanisme. Mais une seule œuvre, Mise à jour mineure de la Sud-Coréenne Geumhyung Jeong (2019) aborde ce thème très tendance de notre époque à travers un corps humanoïde écartelé et dépecé à des fins utilitaristes. La commissaire générale Xiaoyu Weng (conservatrice associée au Solomon R. Guggenheim Museum de New York) a privilégié les interprétations transcendantales et métaphoriques, ouvrant davantage le champ d’expression.
La mort se glisse partout. Son ombre plane sur nombre d’œuvres, à l’instar de Je suis la lumière du monde de l’Américaine Jill Magid (2019). Pile dans le thème et dans le lieu avec son viseur optique monté sur la tranche de l’immortel roman de Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite. Les armes abrègent l’attente de l’immortalité. Jill Magid évoque un industriel gravant des paroles bibliques sur les viseurs qu’il produits, mêlant le religieux et la violence, la visibilité et l’illumination.
Surprise désagréable dans la section du commissaire Nikolaï Smirnov, consacrée aux « nécromanciens d’aujourd’hui ». Parmi eux figure Iouri Dmitriev, un historien très respecté pour avoir découvert un charnier de victimes de la grande terreur stalinienne, identifié des milliers de victimes, mais aussi leurs bourreaux. Ce qui lui a valu, il y a trois ans, une vengeance des services secrets héritiers du NKVD et la fabrication ignoble d’une affaire de pédophilie contre lui. Il croupit aujourd’hui en prison en dépit du soutien de personnalités et ONG. Un texte sommaire présente sottement la persécution de Dmitriev comme le résultat d’une « interaction dangereuse » avec « des âmes en peine et des morts malfaisants ». Dans l’exposition, la photographie de l’historien côtoie celle d’un véritable cas psychiatrique, lequel déterre les corps de jeunes filles pour les embaumer.
La vidéo Carrefours de l’Américain Bruce Conner (1976) souligne la dimension esthétique des explosions nucléaires sous-marines et la (quasi-)immortalité des radiations libérées. La mort encore pour les milliers de papillons noirs saturant l’espace d’un atelier dans l’installation Nuage noir du Mexicain Carlos Amorales (2007-2019). A contrario, Mollusques de la Russe Ustina Yakovleva (2016-2019) incarne littéralement le thème central avec d’immenses méduses suspendues, se pavanant de leur immortalité supposée. Au terme d’une résidence dans une cité industrielle de l’Oural, le Genevois Luc Mattenberger synthétise, dans l’installation Mind Control (Bodies) (2019), l’expérience transcendantale de la méditation dans une sculpture métallique produite dans l’aciérie de Novotroïtsk. Disposé en guise d’oreiller sur de fins matelas offerts aux visiteurs, le cylindre irrégulier est la matérialisation de son activité cérébrale, numérisée par encéphalogramme et IRM.
Biennale roborative, dotée d’une identité solidement ancrée dans le patrimoine productiviste d’Ekaterinbourg, elle progresse d’édition en édition et éclipse partiellement la Biennale internationale d’art contemporain de Moscou, empêtrée dans des scandales. Les deux événements quasi simultanés (celle Moscou dure jusqu’au 22 janvier 2020) suivent des trajectoires inverses, alors que la réputation de Moscou est de plus en plus plombée par une direction honnie du milieu contemporain russe.
Le succès de la manifestation doit beaucoup à l’inaltérable sourire angélique et à la détermination de sa fondatrice et directrice artistique. Alisa Prudnikova bénéficie du respect des artistes, tout en maintenant la position élevée de directrice du développement régional au Centre national de l’art contemporain (sous l’égide du ministère de la Culture), et entretenant de bonnes relations avec de puissants mécènes. Ces relations lui permettent de décrocher une aide publique dont sont privées la plupart des manifestations d’art contemporain russes. « Le budget de la biennale est de 86 millions de roubles [1,2 million d’euros], financé à parts égales par le ministre de la Culture, la région de Sverdlovsk et la municipalité d’Ekaterinbourg », explique-t-elle.
Le mécénat, tissé patiemment depuis 2010 avec de grands groupes industriels, se traduit par le prêt gratuit des lieux hébergeant la biennale, la production d’œuvres et de programmes parallèles. Ainsi, d’édition en édition, presque tous les grands groupes industriels présents dans l’Oural ont contribué à la biennale industrielle : le géant Rostec (militaire, automobile, aéronautique, hautes technologies), Sibur (pétrochimie et plastiques), Metalloinvest (métallurgie), ainsi que les fondations Potanine et Prokhorov, qui portent toutes les deux le nom de milliardaires russes. Cosmopolite, la biennale bénéficie du soutien des principales agences (British Council, Institut français, Goethe Institut, etc.).
La directrice confie que le chemin pour atteindre ce niveau de soutien public fut semé d’embûches, d’incompréhension et parfois même d’agression. Le budget et l’équipe sont toujours tout juste suffisants, mais à défaut d’immortalité, la pérennité est au moins assurée. C’est déjà un exploit.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La mort rode à la biennale d’Ekaterinbourg
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°534 du 29 novembre 2019, avec le titre suivant : La mort rode à la biennale d’Ekaterinbourg