L’intelligence artificielle (IA) touche de plein fouet le monde de la photo. À travers les travaux utilisant l’IA, rassemblés dans « Almagine, Photography and generative images », le Hangar à Ixelles dresse un panorama des nouveaux usages et questionne le statut de ces images génératives, comme l’explique Michel Poivert, commissaire de l’exposition.

Michel Poivert : La possibilité que leur permet cet outil de revisiter la photographie et ses usages selon des façons et des écritures extrêmement différentes, et ainsi de raconter des histoires sous forme, le plus souvent, de récits revisitant, par exemple, l’imaginaire colonial (Jordan Beal), l’exil cubain (Michael Christopher Brown), l’héritage de la civilisation de Koush, ancien royaume de l’Afrique orientale (Delphine Diallo) ou la révolution verte (Bruce Eesly). Le photographe « promptographe » (celui qui écrit, imagine le « prompt » avec sa connaissance de la photo, de son histoire, de sa technicité) embarque ainsi le visiteur dans un récit très élaboré avec une cohérence et une rationalité distincte de celle du récit classique fondé sur des faits avérés. Ce qui transforme le photographe en fabricant de récit.
M.P. : Au lieu du terme « science-fiction » qui postule l’idée de futur, j’emploierai plutôt celui d’anticipation. Les récits d’anticipation en littérature sont souvent des uchronies, c’est-à-dire des réécritures de l’histoire en mélangeant les époques. Ils sont à la fois cohérents et décalés de la réalité, avec un caractère prospectif. Ce que l’on retrouve dans nombre de récits générés avec l’IA. De là à parler d’un nouveau courant ou mouvement, il est encore trop tôt pour le dire. En revanche, ce qui est sûr, c’est que les images photoréalistes générées par l’IA ne sont pas de la photographie. Elles ont des particularités structurelles que j’apparente à une morphogénèse. C’est-à-dire que ces images photoréalistes ont des apparences visuelles de fluidité comme si elles procédaient d’une opération réalisée par les neurones (une image mentale). La tech parle d’ailleurs d’intelligence, métaphore que rejettent beaucoup d’artistes car il s’agit d’algorithmes génératifs.

M.P. : Pour des artistes comme François Bellabas, c’est évident. Pour bien d’autres aussi. Elle est un repère culturel dans la manière de conduire les scénarios, de mettre en place des mondes cohérents, et pas nécessairement en phase avec la réalité. On la retrouve aussi visuellement dans l’élasticité du passage d’une forme, d’une couleur à une autre. Plus généralement, il y a dans ces images photoréalistes une hybridation entre une culture de l’anticipation, du jeu vidéo et un mélange de beaucoup de références culturelles. Elles appartiennent au monde de l’imagination et de l’imaginaire, et les renouvellent. Ce qui peut nous faire revisiter l’histoire de la photographie.
M.P. : Par le fait qu’elle est récursive, c’est-à-dire qu’elle va toujours rechercher des choses existantes (stockés dans les « espaces latents »). Mais elle ne fait pas bouger la photographie en tant que photographie car il n’y a pas de prise de vue, de travail de laboratoire avec l’IA. Elle n’est pas une figure du progrès en ce qui concerne la photo, c’est un outil qui nous fait revisiter l’existant, questionner et retravailler autrement l’histoire de la photographie. Le jeu pour certains photographes comme Brodbeck & de Barbuat étant de montrer, à partir d’images célèbres, les anomalies de l’IA, révélatrices de stéréotypes sociaux. Cela consiste à prendre l’IA en défaut et l’emmener vers des choses qu’elle ne trouve pas et donc qu’elle va « halluciner ». Les confabulations de l’IA font complètement partie du jeu, du hasard, de la surprise ; on attend un résultat qui arrive avec sa part de curiosité, d’aberration, d’étrangeté. À l’artiste de savoir s’il veut aller plus loin, garder ou non l’image obtenue. C’est un éloignement extrêmement profond de notre culture photographique, avec ses valeurs d’authenticité aussi bien que d’inventivité d’ailleurs (à commencer par les artifices du photomontage ou de la mise en scène). La photographie ne se distingue pas de l’IA par de quelconques vertus de vérité mais bien parce qu’elle ne se limite pas à la question de l’image (du produit visuel) et concerne des métiers, des imaginaires, des théories, des matériaux et toute une histoire. Avec l’IA, seuls comptent l’image et le retraitement de données : on est dans une culture spectrale où tout ce qui est généré est digéré et réapparaît. Ce qui au demeurant est tout à fait stimulant et doit nous faire réfléchir.

M.P. : Si l’on entend révolution comme retour à l’origine, d’une certaine manière oui, parce que l’IA a quelque chose de révolutionnaire dans le sens où les images photoréalistes produites ont ce caractère récursif. Mais l’IA n’avance qu’à partir d’images indexées et encodées alors que l’art avance là où il n’y a pas encore d’image. Au contraire, avec l’IA on est face à un médium, un dispositif qui nous condamne à faire à avec ce que l’on a encodé.
M.P. : Le numérique se substituait à la technologie analogique alors qu’avec l’IA on ne substitue pas une pratique à une autre, on en ajoute une. L’IA peut être une aide à la pratique photographique comme l’ont été les logiciels de retouche, et ce dans une dimension encore plus puissante. On n’en est pas moins avec l’IA dans un décrochage de la pratique, le photographe ne faisant pas de photographie, ce que le numérique n’avait pas modifié fondamentalement.
M.P. : Les centres de données (datacenter) nécessitent une énergie de fonctionnement gigantesque (électricité, eau de refroidissement, structure et matériaux), et chaque opération d’usage – générer une image entre autres – a un impact énergétique. C’est éthiquement le gros point noir, alors que des photographes « néo-analogues » travaillent aujourd’hui une approche durable en trouvant des produits alternatifs à base de végétaux notamment. Les artistes qui ont un discours écologique et travaillent avec l’IA ne sont, eux, pas crédibles.
M.P. : La grande question que pose l’IA concerne le déplacement de notre culture rationnelle. À partir du moment où l’on peut générer des images photoréalistes, on peut faire croire ce que l’on veut. C’est la culture des fake news. Rien de nouveau dira-t-on puisqu’elle a commencé par le photomontage à partir du XIXe siècle. Mais le contexte a changé. L’IA, au sens large, est le marqueur culturel de la crise de la vérité, c’est-à-dire de l’indistinction générale du vrai et du faux. Ce dualisme vrai-faux laisse place désormais à une pluralité de rationalités.
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Michel Poivert : « L’IA est le marqueur culturel de la crise de la vérité »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°783 du 1 mars 2025, avec le titre suivant : Michel Poivert : « L’IA est le marqueur culturel de la crise de la vérité »