L’intelligence réelle garde de l’avenir

Au tirage, le photographe peut encore recadrer le négatif pour renforcer ces atouts. William Klein s’y employait, Henri Cartier-Bresson s’y refusait par principe. Avec son Baiser de l’hôtel de ville, Robert Doisneau nous a aussi montré qu’une photographie d’une touchante spontanéité pouvait être en fait une habile mise en scène. Quant à Staline, il est connu comme l’un des plus grands manipulateurs de l’image, en effaçant des clichés historiques les dirigeants tombés en disgrâce.

Avec le numérique, Photoshop permet de retoucher toute prise de vue. Cependant, ce qui déferle depuis quelques mois sur les réseaux sociaux est d’une tout autre nature : une nouvelle prouesse de l’intelligence artificielle, la capacité de logiciels à générer des images à partir d’instructions écrites. Il ne s’agit plus de photographies, mais uniquement d’images, générées à partir de millions d’autres images stockées. Ces ovnis brisent les frontières que nous connaissions entre réalité et fiction. Le Journal des Arts a déjà souligné l’ambivalence de ces nouveaux outils (Dall-E, Midjourney, Stable Diffusion), de leur potentiel mais aussi des risques qu’ils font planer sur l’information, sur l’emploi des « anciens » professionnels, photographes, illustrateurs d’édition ou de publicité, la fabrication de ces nouvelles images coûtant bien moins cher que leurs salaires ou honoraires. Mais, depuis, le logiciel Midjourney a de nouveau défrayé la chronique avec plusieurs images qui ont fait sensation : l’arrestation musclée d’un Donald Trump éructant, puis la détention de l’ancien président vêtu de la célèbre combinaison orange des prisonniers américains et se morfondant dans sa cellule. La série sur le pape était plus ironique : François se délassant sur une plage, semblant goûter aux voitures de luxe, à faire la promotion d’une grande doudoune blanche signée par un couturier. Rapidement vues ces images faisaient leur effet et troublaient. En revanche, pour nous Français, celles générées grâce à Midjourney d’un Emmanuel Macron aux prises avec des CRS lors d’une manifestation ou mangeant de la boue – et oui ! – ne faisaient pas de doute. Mais celle en gros plan d’un manifestant âgé, au visage ensanglanté, a été longuement relayée avant d’être démasquée.

Depuis son lancement en 2022, Midjourney, accessible à tous et simple d’utilisation, se targue d’un succès phénoménal, plus de cent millions d’utilisateurs revendiqués. Pour assurer son avenir et ses profits, il vient de mettre fin à sa gratuité. Son usage mensuel coûte depuis le 1er avril 10 dollars, ce qui ne devrait pas plomber sa fréquentation. Le nom du logiciel Dall-E (à prononcer « Dali ») est explicite, celui de Midjourney l’est moins : « à mi-parcours »… Est-ce à dire qu’il ambitionne de développer un outil pouvant générer des vidéos ? Pour exciter plus d’utilisateurs à nous tromper plus largement ? Sombre présage. Mais, à l’inverse, Midjourney va nous inciter à être encore plus prudents avec les images, à les scruter encore plus attentivement, à vouloir identifier leurs sources, leurs auteurs. Certains éléments sont incohérents dans ces productions : pourquoi Trump porte-t-il une ceinture de policier, pourquoi ceux-ci arborent-ils des casquettes ou des casques étranges, le pape ne peut pas être à la fois assis devant et à l’intérieur d’une voiture, les mains des personnages affichent trop ou pas assez de doigts… Une nouvelle version du logiciel corrigera sans doute ces imperfections mais d’autres surviendront. Midjourney nous assigne à être encore plus perspicace que nous ne l’étions déjà vis-à-vis des images et à devenir plus intelligent, réellement.