"Peintres photographes", de Michel Poivert

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 22 février 2018 - 735 mots

Limpide, l’étude anthologique que signe l'historien de la photographie aux éditions Citadelles & Mazenod permet de déchiffrer les rapports morganatiques qu’entretinrent les peintres avec la photographie, cette « humble servante ». Précieux.
Cela fait des années que, sur les cimaises des musées ou les tables des libraires, la photographie est à l’honneur. Henri Cartier-Bresson, Jacques-Henri Lartigue, Robert Doisneau, Claude Cahun, Brassaï, Nan Goldin, Willy Ronis, Berenice Abbott, Cindy Sherman : on ne compte plus les manifestations et les publications confortant ou exhumant les figures majeures de cette photographie qui, scrutée avec une condescendance significative, est encore rangée dans le huitième art, au côté de la télévision et de la radio.

Celle qui n’était qu’une pratique oisive, juste bonne à enregistrer puis diffuser le monde ainsi que le font les écrans et les postes, est devenue au fil des années un champ singulier, susceptible d’enfanter parmi les plus belles expositions des dernières années – « La Subversion des images : surréalisme, photographie, film » au Centre Pompidou, en 2009 et « José María Sert, le Titan à l’œuvre », au Petit Palais à Paris en 2012. Du reste, Michel Poivert, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, fut l’un des commissaires de la première exposition, laquelle se distingua par son ampleur intellectuelle, sa finesse scientifique et sa jubilation visuelle. Comme une promesse…

Élégance
Relié, l’ouvrage n’est ni grand ni petit (19,5 x 25 cm), concession à la mode éditoriale qui privilégie depuis plusieurs mois ces formats intermédiaires, à mi-chemin entre le beau livre et l’essai. La jaquette ardoise aux reflets satinés et argentés, presque argentiques, accueille en guise de couverture la reproduction éloquente d’une photographie de Bernard Dufour représentant son épouse et modèle Martine nue (1978), allongée sur un lit cuisses écartées et, dans les mains, un appareil photo transformant le regardant en regardeur, le voyant en voyeur.

L’élégance, qui distingue depuis longtemps les éditions Citadelles & Mazenod, prévaut sans conteste : une introduction alerte et une conclusion enlevée flanquent cinq paragraphes qu’ouvrent des textes liminaires sur fond gris, le rapport texte/image n’est jamais déséquilibré tandis que la subtilité du parti pris typographique parviendrait presque à faire oublier les notules biographiques, laconiques et candides, ainsi que la biographie tristement efflanquée. En d’autres termes, le graphisme délicat, confié au studio B49 de Mateo Baronnet, flirte avec l’irréprochable, à l’image de la photogravure – excellente. Un regret : certaines illustrations eussent gagné à voir leurs dimensions respectées dans un livre qui, par son format comme par son objet, exigeait ce scrupule visuel.

Kaléidoscope
Chacun des cinq chapitres thématiques – « Le peintre et le modèle », « Portrait du peintre en photographe amateur », « Le peintre en document », « Le médium expérimental » et « Le troisième œil » – est divisé en séquences réservées à un ou plusieurs peintres : examinant la notion d’« opticalité », Michel Poivert ne convoque que les seules réalisations, éminemment photosensibles, de David Hockney (Le Grand Éclaboussement, 1967) quand il préfère croiser les vertigineuses explorations anatomiques de Thomas Eakins et de Paul Richer afin d’investiguer « Le modèle à l’atelier ».

Refusant toute chronologie coercitive, l’auteur parvient à disséquer les nombreuses facettes d’une pratique éminemment kaléidoscopique, laquelle voit certains peintres expérimenter un outillage illusionniste (Alfons Mucha, George Hendrik Breitner), ausculter l’intime (Maurice Denis, Édouard Vuillard), pousser plus avant des dissections plastiques (Vassily Kandinsky, Ed Ruscha) ou réinvestir la matière même de la photographie, ses flous comme ses cadrages, ses ratés comme ses incertitudes (Gerhard Richter, Sigmar Polke).

Vision
Ce savant lexique de l’ingénierie visuelle prouve à quel point la photographie, d’« humble servante » (Baudelaire) devint souveraine technique, capable de fouiller le visible, l’aura d’un monde qui sans cesse fuirait, qui toujours échapperait non pas à la vue mais au regard, à la circonspection. Les superbes photographies d’Edgar Degas, avec leur puissance ténébriste, et les Polaroïds confidentiels de Balthus, sous leur brume optique, documentent non seulement une peinture, mais encore une vision. « Que voit vraiment le peintre » ? La réponse est ici évidente : un peu cela, un peu comme cela…

La photographie ne saurait être strictement populaire ou triviale. Elle est l’auxiliaire de la peinture qui, en retour, la crédite de lettres de noblesse. Obsédés par le corps de l’œuvre et l’épaisseur du réel, les sculpteurs, parmi lesquels Antoine Bourdelle, Constantin Brâncusi ou Giuseppe Penone, furent les plus grands hérauts de la plaque de verre et de la pellicule. Les preuves sont nombreuses et parfois en souffrance : gageons qu'un second tome viendra poursuivre l'enquête.

Michel Poivert,
Peintres photographes, de Degas à Hockney,
Citadelles & Mazenod, 256 p., 176 ill., 59 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°710 du 1 mars 2018, avec le titre suivant : "Peintres photographes", de Michel Poivert

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