Le réel alternatif des IA

Le bot conversationnel créé par l’entreprise OpenAI se révélait si pertinent et formulait des textes si semblables à ce qu’on peut attendre d’une intelligence humaine qu’il y avait lieu, selon les médias, d’y voir la concrétisation d’un vieux cauchemar cybernétique : celui de voir les machines passer haut la main le test de Turing et ravaler Homo sapiens au rang d’espèce dispensable. Cette description des IA (intelligences artificielles) comme menace existentielle risque pourtant d’occulter les questions qu’elles adressent, au champ esthétique tout particulièrement. Plutôt que de les considérer à l’aune de notre propre intelligence, comme de possibles rivales, pourquoi ne pas les regarder plutôt comme matières à réfléchir et à expérimenter ? L’œuvre de Grégory Chatonsky se tient sur ce versant-là : si l’artiste mobilise les IA depuis quelques années, c’est pour éprouver ce qu’elles mettent en jeu, ce qu’elles déplacent et quelle réalité elles produisent. Il ne s’agit pas de les jouer contre l’intelligence humaine, contre la création ou l’imagination, mais de sonder la façon dont elles permettent de reformuler ces notions en des termes entièrement nouveaux. Cette disposition expérimentale a enfanté notamment une double série articulée entre le monde matériel et le numérique, dans un mouvement de va-et-vient. Il y a d’un côté Internes : ce projet dit de « Terraformation » s’est décliné en 2022 en un livre co-écrit avec une IA [Internes, Rose Éditions] et un ensemble de sculptures conçues avec le designer Goliath Dyèvre et matérialisées par une imprimante 3D. Couronnées en 2022 par le prix MAIF, celles-ci donnaient forme à une fiction spéculative : celle d’un monde gris, consumé par la catastrophe, et que seules des images produites par un logiciel à partir de données scientifiques et environnementales viendraient « augmenter », c’est-à-dire colorer et animer pour y déployer le réel comme un creux. Dans le même temps, Externes se déployait selon une trajectoire allant cette fois du réel au numérique, puis en sens inverse. Le projet est une commande publique – la première en France mobilisant une IA – soutenue par le Festival Accè)s( et la Région Nouvelle-Aquitaine dans le cadre de l’année jacquaire. Venu lors de l’été 2022 en résidence à Ostabat-Asme, petit village du Pays basque traversé par le chemin de Compostelle, Grégory Chatonsky l’a déployé en trois temps. Un : arpenter le territoire pour y constituer un stock de photographies (du village, de son patrimoine, des champs, etc). Deux : les soumettre à une IA, qui en faisait naître des vues inédites. Trois : matérialiser les formes créées par la machine, sous forme d’images imprimées en grand format et de sculptures conçues avec une imprimante 3D et installées in situ. En résulte un écart troublant. En effet, les images créées avec l’IA ne sont pas la réalité, ne représentent pas Ostabat, et pourtant les habitants en reconnaissent aisément les architectures et les paysages. Du village, elles offrent une version alternative et hybride, pleine d’incongruité, quasi surréaliste. Idem pour les sculptures : « tombées dans le paysage », selon la jolie formule de Jean-Jacques Gay, fondateur d’Accè)s(, elles semblent autant de bornes fragiles et périssables sur le chemin de Saint-Jacques, mais ce sont de pures abstractions. Externes vient ainsi illustrer une idée défendue par Grégory Chatonsky, selon laquelle l’IA produit un « nouveau réalisme ». Celui-ci ne procède pas, comme la photographie, d’une « saisie » du réel, mais de sa production à la mesure d’un stock d’images. En cela, les IA fondent sur la relation à la mémoire, aux images passées et déjà là, une manière de rendre compte d’un présent travaillé par l’anthropocène, et peut-être de préfigurer l’avenir.