Les pièces importantes des créateurs modernes ont vu leurs prix grimper ces dernières années. Le marché est toutefois pénalisé par la rareté.
Face au classicisme précieux de la Société des artistes décorateurs, les fondateurs de l’Union des artistes modernes (UAM) prônent en 1929 une adéquation de la forme à la fonction, sans surcharge ornementale. Ils privilégient des matériaux simples comme le verre, le ciment et le métal. Mais l’utopie d’une production qui ne soit pas « une imitation faite pour la vanité de quelques-uns » restera un vœu pieux. Les membres de l’UAM n’auront d’autre choix que celui d’un artisanat de luxe en se liant à une élite fortunée.
Les prix de ces hérauts d’un renouveau esthétique ne rivalisent pas encore avec ceux de leurs confrères plus classiques. « C’est un mobilier plus intellectuel, dont on voit peu de beaux spécimens sur le marché. Les gens qui s’y intéressent sont plutôt des architectes et plutôt jeunes, constate Sonja Ganne, directrice Europe pour les arts décoratifs du XXe siècle chez Christie’s. Le courant est mieux considéré aux États-Unis ou en Allemagne qu’en France. Il est plus difficile pour certains de se raccrocher à du mobilier tubulaire qu’à du placage. » Aussi n’est-il pas étonnant qu’en conciliant matériaux précieux, belles finitions et rationalisation des formes Pierre Chareau soit le plus apprécié des architectes décorateurs modernes. Sans jamais paraître cliniques, ses meubles se distinguent par des mélanges de bois et de fer martelé ou de verre et de tube métallique. Son marché est toutefois en dents de scie. Un bureau conçu pour l’architecte Robert Mallet-Stevens, issu de la collection Michel Souillac, a été adjugé 1,8 million de francs en avril 1993. La même année en juin, lors de la dispersion de la collection du marchand Jean-Claude Brugnot, une salle à manger avec onze chaises obtient 850 000 francs. « Les rééditions effectuées par la société MCDE à la fin des années 1980 ont jeté le trouble et nui à son marché qui a connu dix ans de purgatoire », observe l’expert Jean-Marcel Camard. L’envolée a repris ces dernières années. En juin 2008, Camard & associés engrange 435 000 euros pour une suite de quatre fauteuils.
Faute d’avoir laissé une œuvre théorique féconde, Mallet-Stevens n’a pas joui d’une reconnaissance à la mesure de ses réalisations architecturales, la villa Noailles en 1924 à Hyères (Var), ou, en 1932, la villa Cavrois à Croix (Nord). Un premier coup de chauffe se perçoit en juin 1996 chez Christie’s à New York, lorsqu’un bureau issu de la villa Noailles décroche 110 000 dollars sur une estimation de 7 000 dollars. Le phénomène se confirme en 2003 chez Camard & associés, lors de la dispersion des meubles de la villa Cavrois. L’ensemble composé de la salle à manger, des fauteuils, de la coiffeuse et de la travailleuse avait été acheté par le galeriste Karsten Greve pour environ un million de francs auprès de la galerie L’Arc en Seine (Paris) en 1992. Lors de sa revente, il totalise 825 000 euros. Laurent Negro, créateur d’un musée à Gourdon (Quercy), et Yvon Poulain, propriétaire d’un immeuble conçu par Mallet-Stevens et sis square de Vergennes (Paris-15e), se disputent alors les lots. Aujourd’hui, une table provenant de la villa Cavrois vaut autour de 300 000 euros à la Galerie Doria (Paris).
Difficile d’évoquer l’épure moderne sans citer l’aménagement du palais du maharadjah d’Indore, mené de 1929 à 1933 par l’architecte berlinois Eckart Muthesius. En mai 1980, lors de la vente de cet ensemble chez Sotheby’s Monaco, un grand lit en aluminium et métal chromé de Louis Sognot et Charlotte Alix est adjugé pour la somme déjà coquette de 560 000 francs. Les pièces labellisées « Indore » ont vu leurs prix exploser dans les années 1990 avec l’entrée en lice de Laurent Negro et du cheikh du Qatar Saoud Al-Thani. La ressemblance physique de ce dernier avec le maharadjah trahit une possible identification…
Sa rétrospective au Design Museum à Londres en 2005 l’a montré : Eileen Gray occupe une place à part dans la galaxie des créateurs modernes. Ne relevant d’aucun mouvement, cette Irlandaise restera indépendante, et de fait isolée. Après avoir appris les rudiments de la laque en Angleterre puis à Paris avec Sugawara, Eileen Gray rencontre Jean Badovici, éditeur de la revue parisienne L’Architecture vivante. Son travail s’oriente alors vers l’architecture avec la réalisation en 1927 de la villa E-1027 à Roquebrune (Alpes-Maritimes), dont elle présente les plans en 1935 lors d’une exposition de l’UAM. « On observe chez les acheteurs la même césure qu’Eileen Gray avait opérée dans son travail en rejetant les meubles précieux et très narratifs de sa première période pour s’orienter vers l’architecture et d’autres matériaux comme le liège et le chêne brûlé », indique l’expert Jean-Marcel Camard. En 2003, sa suspension Aéroplane décroche 228 250 euros chez Christie’s à Paris, et le fauteuil Bibendum provenant du salon de Jeanne Tachard grimpe à 300 900 euros chez Camard & associés (Paris). Le pic est atteint en février 2009 lors de la vente Saint Laurent - Bergé. La suspension Satellite (1925), adjugée 18 000 francs en 1980 chez Sotheby’s à Monaco, s’envole à 2,9 millions d’euros. Ce prix corsé reste pourtant bien éloigné des 21,9 millions d’euros obtenus dans la même vente par un fauteuil aux dragons en laque.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Un mobilier intellectuel
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Pourquoi les pièces des créateurs modernes sont-elles aussi rares sur le marché ?
Le courant moderne commence un peu avant la guerre de 1914 avec Francis Jourdain, mais il faut attendre 1916-1917 pour voir matériellement les pièces. Le mouvement s’arrête en 1939. En vingt ans, si on tient compte de la crise de 1929, la production est forcément réduite. Il y a aussi un hiatus entre les écrits et la réalité. Faute d’éditeurs, la volonté de s’adresser au plus grand nombre est restée de l’ordre de l’utopie. Marcel Breuer est le seul créateur à avoir eu une production d’ampleur grâce à l’éditeur Thonet.
Le Bauhaus fête cette année ses 90 ans. Y a-t-il eu des liens entre cette école et les créateurs de l’Union des artistes modernes (UAM) ?
Il y a une vraie continuité entre le Bauhaus, de Stijl et l’UAM. Quand Mallet-Stevens réalise l’aménagement de la villa Noailles, il fait appel à Theo van Doesburg. Lorsque Martin Gropius dirige le Bauhaus, Mallet-Stevens lui envoie des photos de son travail pour qu’il fasse une conférence.
L’intervention de Laurent Negro et de Saoud Al-Thani a profondément changé la cote des créateurs modernes. Ces prix vous semblent-ils justes aujourd’hui ?
Les prix ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils devraient être. Les créateurs classiques sont surévalués par rapport à leur intérêt historique, et les œuvres modernes n’ont pas encore la cote qu’elles devraient avoir.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°308 du 4 septembre 2009, avec le titre suivant : Un mobilier intellectuel