Made in Iran

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 2 septembre 2009 - 868 mots

Le marché du tapis persan connaît deux poids, deux mesures. Les tapis anciens de collection voient leurs prix s’envoler tandis que ceux de décoration subissent le purgatoire.

À l’instar de  l’ensemble des arts décoratifs persans, le tapis connaît son âge d’or sous la dynastie des Safavides, entre le XVIe et début du XVIIe siècle. La rareté des beaux spécimens classiques en fait un marché de niche – représentant à peine 5 % du commerce d’après le marchand londonien Michael Franses. Elle entraîne toutefois des prix faramineux. Ainsi, dans la vente Lily et Edmond Safra chez Sotheby’s à New York en novembre 2005, un tapis de Khorasan à décor d’arbres et d’animaux, daté du XVIe-XVIIe siècle, triple son estimation pour atteindre 2,03 millions de dollars (1,71 million d’euros). En 1980, ce tapis avait été adjugé pour seulement 198 000 dollars lors de la succession de Frank M. Michaelian.  Jusqu’en 2008, le record pour un tapis classique revenait à celui avec médaillon des Rothschild acquis pour 2,49 millions de dollars en 1999. L’adjudicataire ? Le Musée d’art islamique du Qatar, l’un des acheteurs les plus actifs de ces dix dernières années. D’autres institutions moyen-orientales se disputent les pièces insignes, ainsi le Dar al-Athar al-Islamiyyah au Koweït, mais aussi de futurs musées en Russie. « En France, il n’y a pas un seul client pour les tapis importants », observe le marchand Armand Deroyan (Paris). Et les tapis du XIXe siècle, bien que jugés anciens, voient leurs prix stagner entre 8 000 et 25 000 euros. « Ces tapis présentent pourtant l’intérêt d’être traditionnels au niveau de leur fabrication, avec de la laine filée à la main et des teintures naturelles, précise le marchand parisien Dominique Chevalier. Je les comparerais aux meubles réalisés au XIXe siècle par Beurdeley et qui valent des fortunes. »
Les temps sont surtout durs pour les tapis modernes. « Plus personne ne veut des tapis de décoration très fleuris. Ça ne se vend que si c’est grand, rectangulaire, aux couleurs pastel, pas très chargé, sans médaillon central pour qu’on puisse le mettre dans tous les décors. Les gens ne veulent pas non plus des fonds rouges ou bleu marine, souligne Armand Deroyan. Voilà trente ans, les gens étaient séduits par la finesse et les techniques. Aujourd’hui le nombre d’heures passées sur un tapis ne conditionne plus sa valeur. » De fait, des spécimens qui valaient autrefois dans les 10 000 francs plafonnent autour de 200 euros à Drouot.
À quoi peut-on attribuer la désaffection pour les tapis courants ? À la concurrence de l’Inde et de la Chine, lesquels fabriquent à des coûts deux à trois fois moindres qu’en Iran. « Les Iraniens n’ont pas su se renouveler. Ils ont refait les mêmes tapis qu’au XIXe siècle sans prendre en compte les changements de goût », ajoute Dominique Chevalier. Avec sa société baptisée Parsua, celui-ci s’est lancé dans le tissage en Iran de tapis adaptés aux canons esthétiques actuels. Le mot d’ordre ? Une simplification des motifs et un usage de couleurs plutôt inédit comme le jaune, le gris ou le violet. « Nous sommes à l’ère du zen. Les tapis doivent faire respirer et agrandir une pièce », explique Dominique Chevalier. Parsua produit environ 150 tapis annuels, dont 50 % sur commande selon un prix moyen au mètre carré de 1 200 à 1 500 euros.
Tissés aux confins de l’Anatolie, du Caucase et de l’Iran, les kilims sont logés à la même enseigne. Si ces objets du quotidien sont devenus des produits de grande consommation, seuls ceux réalisés selon des patrons occidentaux se vendent bien. Il existe par ailleurs un autre frein à l’achat des tapis : leur état. « Le tapis est un tableau au sol, une œuvre d’art qui s’use, rappelle Armand Deroyan. Sa restauration est compliquée et coûteuse, elle peut prendre cinq cents à mille jours de travail. »

Record de soie

Emblématique de l’apogée de l’ère safavide sous le règne de Shah Abbas, ce tapis (ill. ci-dessous), tissé vers 1600 à Ispahan (Iran), se distingue non seulement par sa luminosité, liée à l’usage de la soie, mais aussi par son décor de palmettes, rosettes et larges arabesques. Autre « plus », sa palette colorée plus subtile et étendue que dans la plupart des tapis de cette période. Cette pièce se démarque aussi des spécimens de la série dite « des Polonaises » par l’utilisation exclusive de la soie, sans recours à des décors de fils métalliques. Ce tapis était vraisemblablement destiné à un haut dignitaire. Provenant de la collection de Doris Duke, il fut adjugé au prix record de 4,45 millions de dollars (2,86 millions d’euros) le 3 juin 2008 chez Christie’s à New York. Signe de la progression importante des prix pour les tapis rares, celui-ci avait tout juste obtenu 506 000 dollars en décembre 1990 chez Sotheby’s. Il avait alors été catalogué comme fabriqué à Kashan, autre centre de production iranien important. Les observateurs du marché prêtent cet achat au Musée d’art islamique de Doha (Qatar). Il faut dire que cette institution avait déjà défrayé la chronique en 1999 en achetant au prix alors record de 2,49 millions de dollars un tapis de Tabriz issu de la collection Rothschild.

Moshe Tabibnia, directeur de galerie à Milan

Le marché du tapis oriental est-il sinistré ?
Les tapis moyens ou pas chers destinés à la décoration souffrent. Il est vrai que peu de pièces exceptionnelles passent sur le marché, mais tout ce qui est important obtient de très gros prix, parfois même supérieurs à ce que l’on a pu connaître. J’étais le sous-enchérisseur pour le tapis de la collection Doris Duke qui a été adjugé pour 4,45 millions de dollars (3,46 millions d’euros) l’an dernier (lire l’encadré). Je pensais l’avoir à 2,5 ou 2,6 millions de dollars. La dernière vente de Christie’s à New York en juin comptait trois à cinq tapis importants et tous ont multiplié leurs estimations par cinq ou dix.

Pourquoi avez-vous décidé de créer le « Museum of Antique Textile Art Milan » ?
Je réunis trois collections privées italiennes, commencées il y a près de cinquante ans. Avec ces collectionneurs, on espère ouvrir ce musée de financement entièrement privé en 2011 à Milan. Il n’existe pas pour les tapis le même type de documentation que pour les peintures, et il faut la développer. Il y aura une présentation permanente d’environ 200 pièces du XVe au XVIIe siècle, et des expositions temporaires pour explorer tel ou tel aspect du tapis et notamment des pièces du XIXe siècle. Ce musée disposera aussi d’un laboratoire pour faciliter la datation et mieux comprendre les provenances en analysant les couleurs par région.

Pourquoi y a-t-il autant de collections privées de tapis persans en Italie ?
Venise, Gêne, Ancône ou Livourne ont été des ports importants pour le commerce avec l’Orient. Aux XVe et XVIe siècles, le tapis était un élément incontournable de décoration pour toutes les grandes familles. Les Italiens d’aujourd’hui agissent comme ceux des siècles passés. Mais le marché s’est aujourd’hui ralenti parce que l’offre est réduite.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°308 du 4 septembre 2009, avec le titre suivant : Made in Iran

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