Après une forte envolée dans les années 1980, le symbolisme a vu ses prix se tasser n Derrière les figures de proue, de nombreux artistes restent abordables.
Hallucinations, délires oniriques, raffinements morbides…, c’est une vraie boîte de Pandore emplie d’images prohibées par le bon goût et la morale qu’offre le symbolisme. Ce mouvement en quête de sens, voire de foi, a défié l’impressionnisme bien trop « bas de plafond », selon l’artiste Odilon Redon. « L’impressionnisme et ses environs n’étaient décidément pas un art du doute et du questionnement métaphysique, et malgré leur apparente modernité, ils ne répondaient pas aux attentes d’une génération plus soucieuse d’interroger le mystère des choses et l’âme de la nature que de contempler des locomotives et des femmes prenant leur bain », souligne l’historien de l’art Jean-David Jumeau-Lafond dans les Peintres de l’âme (1), catalogue d’une exposition itinérante sur le symbolisme. La nébuleuse symboliste ne saurait se résumer à une seule inspiration. Comme le remarque la galeriste Lucile Audouy (Paris), il existe un « symbolisme blanc » idéaliste et mystique, tel celui des Rosicruciens menés par Joséphin Péladan, et un « symbolisme noir », celui macabre et vénéneux des Fleurs du Mal. Malgré son parfum de décadence, cette plongée dans l’inconscient a porté en elle les germes de la modernité. Révélant les tréfonds de l’âme et les pulsions refoulées, cherchant l’invisible et l’inexprimable, le symbolisme a ouvert la voie à la psychanalyse et par ricochet au surréalisme. Gustave Moreau, Odilon Redon et Pierre Puvis de Chavannes seront les fers de lance du symbolisme en France. Redon traduit d’abord ses angoisses dans des lithographies d’inspiration goyesque. Centaures archers, Ophélie noyées, araignées et têtes coupées peuplent ses rêveries. Pourtant, à l’inverse de ses confrères, l’artiste est aiguillé vers les ventes d’art impressionniste et moderne et non dans les vacations « symbolistes » organisées par Sotheby’s en 2007 et 2008.
Le symbolisme prend ses aises en Belgique, distillant son mystère dans les peintures de Fernand Khnopff. On devine chez ce peintre du silence, l’attente d’une catastrophe à venir, le calme avant l’orage. Ses prix ont toujours été soutenus. Voilà cinq ans, la galerie bruxelloise Patrick Derom a vendu pour environ 400 000 euros au Musée des beaux-arts de Gand l’aquarelle préparatoire au tableau L’Encens, allégorie de l’un des trois présents offerts par les rois mages à l’enfant Jésus. En 2007, le Musée d’Orsay, à Paris, bénéficia du mécénat du groupe de presse japonais Yomiuri Shimbun, qui acquit le tableau L’Encens à hauteur de 2,65 millions d’euros à la galerie Hopkins-Custot (Paris). Néanmoins, la majorité des œuvres de Khnopff apparues sur le marché, principalement des portraits mondains, se révèlent souvent moyennes.
Fortement coté dans les années 1980, sous l’impulsion des acheteurs américains et japonais, le symbolisme a connu une éclipse. « Les prix s’étaient rapidement emballés, entraînant les grands noms mais aussi les seconds couteaux, observe Patrick Derom. Les choses se sont depuis décantées. » Pour ne pas dire tassées, car hormis pour les têtes de pont, les prix restent modestes. En 2007, le Musée d’Orsay a ainsi acquis pour 111 715 euros un bouclier en papier mâché orné d’une tête de Méduse d’Arnold Böcklin. Si un très beau tableau de Lucien Lévy-Dhurmer peut atteindre 150 000 euros, ses œuvres sur papier restent abordables. Toute une pléiade de petits noms s’échangent d’ailleurs autour de 10 000 euros. « Ce mouvement ne touche qu’un public de collectionneurs initiés, constate Pascale Pavageau, spécialiste de Sotheby’s à Paris. Le côté dérangeant et étrange ne plaît pas à tout le monde. Nous avons du mal à faire enchérir le public sauf pour des symbolistes adoucis, des artistes dont seule une partie de la production est symboliste – comme les tableaux wagnériens d’Henri Fantin-Latour –, certains Puvis de Chavannes ou les lumières crépusculaires d’Henri Martin. » Le symbolisme présente toutefois un danger : son essoufflement, pour ne pas dire sa déliquescence. Ainsi les toiles de Gustav Mossa tombent-elles parfois dans la caricature grand-guignolesque. « Il y a beaucoup de para-symbolistes. Certaines pièces frisent le décoratif de la Belle Époque », confirme Pascale Pavageau. Un tri est donc nécessaire. Mais il se révèle complexe dans un marché faiblement alimenté.
(1) éd. Paris-Musées, 1999.
Figure de proue du symbolisme français, Gustave Moreau revisite les récits bibliques ou mythologiques, comme le Sphinx énigmatique ou le thème de Salomé, symbole de la femme fatale mais aussi déesse-muse. Sa singularité ? « La quête d’un idéal plastique et intellectuel au moyen de sources littéraires et sa transcription par une technique qui allie le raffinement du dessin à une richesse picturale proche de l’orfèvrerie », observe l’historien de l’art Jean-David Jumeau-Lafond dans les Peintres de l’âme. Il en résulte des atmosphères inquiétantes, des personnages hiératiques et un foisonnement presque effrayant de détails. Moreau passera maître dans l’art de l’aquarelle. Dans À rebours (1884), Huysmans fait l’éloge de ce peintre qui fascine tant son héros, le dandy Jean Des Esseintes : « Comme le disait Des Esseintes, jamais, à aucune époque, l’aquarelle n’avait pu atteindre cet éclat de coloris ; jamais la pauvreté des couleurs chimiques n’avait ainsi fait jaillir sur le papier des coruscations semblables de pierres, des lueurs pareilles de vitraux frappés de rais de soleil, des fastes aussi fabuleux, aussi aveuglants de tissus et de chairs. » Au Salon du dessin à Paris en 2005, le galeriste belge Patrick Derom proposait pour 750 000 euros cette aquarelle (ill. ci-contre) représentant Persée et Andromède (1882). En novembre 2007, ce même dessin fut adjugé 401 300 livres sterling (594 300 euros) chez Sotheby’s à Londres. On devine dans ce sujet mythologique un parallèle entre la solitude du héros dans le combat et celle de l’artiste qui avait choisi de vivre reclus dans l’atelier-musée qu’il léguera à l’État. Un combat qui n’est pas non plus sans rappeler celui du Poète et de la Sirène, dont le tableau décrochera le record de 2,75 millions de dollars en octobre 1989 chez Sotheby’s.
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Moreau, Redon et les autres
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Abonnez-vous dès 1 €Lucile Audouy, directrice de la galerie Elstir à Paris
Est-il encore possible de se cons-tituer une collection symboliste ?
Ce n’est pas un mouvement facile à trouver car il est restreint dans le temps et il faut être rigoureux car les artistes ont une production irrégulière. Il faut être très exigeant sur la qualité et l’état parce que l’on a tendance à mélanger dans le symbolisme les illustrations vaguement oniriques et les grandes œuvres qui sont porteuses de messages. On a pu constater dans les années 1985-1986 un engouement pour des artistes purement illustratifs, sans portée philosophique.
Le symbolisme est-il aujourd’hui à sa place ?
Il n’est pas encore bien remis à sa place car certains pensent qu’il ne s’agit que de sujets littéraires. La période symboliste de Kupka ou de Mondrian est appréciée parce que rare, mais elle vaut moins cher que leur période abstraite. Gustave Moreau, Lévy-Dhurmer ou Khnopff valent cher, mais les autres artistes sont dans une semi-obscurité. On les trouve à des prix très hétérogènes car il n’y a pas de marché installé. Néanmoins les choses changent. Le Musée d’Orsay commence à présenter des œuvres. Notre époque est en quête de spiritualité, on arrive au bout d’une ère où le profit était la seule loi. On partage aujourd’hui certaines inquiétudes de ces artistes-là. Les symbolistes se sont posé la question de la nature que nous revisitons, nous, par le biais de l’écologie. La nouvelle génération est particulièrement friande de symbolisme. Les symbolistes ont été des créateurs d’images extraordinaires qui restent gravées dans la mémoire.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°308 du 4 septembre 2009, avec le titre suivant : Moreau, Redon et les autres