RUSSIE
CENSURE - Depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, l’art contemporain d’avant-garde n’est pas en odeur de sainteté en Russie. Le pouvoir préfère se tourner vers le passé et encourage un art figuratif avec des complaisances pour le réalisme socialiste. L’alliance avec l’Église orthodoxe resserre le carcan sur les artistes contestataires durement réprimés. Pour autant, ce régime autoritaire laisse, bon gré mal gré, s’ouvrir quelques fenêtres sur un art non traditionnel.
MOSCOU - Le recul des libertés publiques, depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000, a d’abord frappé les médias, les entrepreneurs et diverses minorités (religieuses et sexuelles entre autres) avant de toucher l’art contemporain. Un coup de semonce avait cependant été tiré en 1998, contre l’actionniste Avdeï Ter-Oganian, visé pour avoir détruit une copie d’une icône lors d’une performance intitulée Le jeune athée. La performance avait déclenché la fureur du patriarcat orthodoxe. Attaqué en justice, Ter-Oganian avait choisi l’exil en république tchèque, où il vit toujours. Les ennuis sérieux ont véritablement commencé en 2003, lorsqu’une exposition intitulée « Attention, religion ! » a été détruite par un groupe de militants orthodoxes. La justice russe s’était alors rangée en 2005 du côté des agresseurs. Les responsables du lieu d’exposition (Iouri Samodourov et Lioudmila Vassilovskaïa), ainsi que le commissaire Andreï Erofeïev ont été reconnus coupables d’incitation à la haine, avec une forte amende à la clé. Trois ans plus tard, Samodourov et Erofeïev sont à nouveau condamnés pour une exposition intitulée « Art interdit ». Erofeïev perd peu après son poste de directeur des « tendances actuelles » à la Galerie d’État Tretyakov.
Le clergé orthodoxe aux aguets
Dès lors, aborder sous un angle critique les thèmes religieux devient synonyme d’ennuis, voire de tabou. Résolument nationaliste, conservateur et hostile à l’influence occidentale dans la culture russe, le clergé orthodoxe se met à surveiller de manière plus ou moins discrète les expositions d’art contemporain les plus médiatisées. Le patriarcat sait qu’il a l’appareil d’État derrière lui.
Les attaques deviennent plus virulentes à partir de l’intronisation du patriarche Kirill en 2009. « Beaucoup d’œuvres de la culture contemporaine transforment l’homme en bête sauvage », explique-t-il en 2014. Sous un angle plus populiste, il raille « les promoteurs de l’art moderne ou expérimental qui voudraient nous faire croire que quiconque ne comprenant pas ce genre est un ignare ». Il dénonce aussi et surtout ce qu’il considère comme le penchant de certains artistes contemporains au blasphème. Le sculpteur Vadim Sidur (1924-1986) est sa cible favorite. « On a organisé en plein centre de Moscou une exposition avec ces représentations sacrilèges (…) c’est une pure provocation », dit-il à propos d’une exposition de Sidur en 2015. Comme inspirés par ces propos, des activistes orthodoxes de l’organisation « Volonté de Dieu » détruisent quatre sculptures exposées. Le patriarcat condamne cette action, mais Kirill persiste à qualifier l’œuvre de Sidur de « dépravation maladive ou de provocation ».
Incarnation du conservatisme et de la collusion entre l’église et le pouvoir, Kirill inspire une performance qui marquera un tournant dans les rapports entre l’État et l’art contemporain. En février 2012, le collectif féminin Pussy Riot organise une « prière punk » sur l’autel de la cathédrale du Christ-Sauveur, hurlant « Mère de Dieu, chasse Poutine ! » et proférant des insultes à l’encontre de Goundiaïev (le nom civil de Kirill). La performance connaît un énorme retentissement médiatique, sans équivalent pour une manifestation de cette nature. La machine répressive s’enclenche alors et trois membres des Pussy Riot écopent de peines de deux ans de prison pour « hooliganisme motivé par la haine religieuse ».
Par manque d’intérêt ou par ignorance, le pouvoir avait jusqu’à la « prière punk » toléré l’expression de critiques via l’art. Probablement parce que l’influence de l’art contemporain sur l’opinion publique était jugée très marginale comparée à celle des médias et des partis politiques. En 2008, le groupe Voïna pouvait impunément organiser une performance orgiaque intitulée Baise en l’honneur du nounours héritier ! dans le Musée de biologie de Moscou, sans être poursuivi. La critique, sur un registre cru, était dirigée contre le remplacement au Kremlin de Vladimir Poutine par le [nounours] Dmitri Medvedev.
L’emprisonnement d’artistes, événement sans précédent depuis la fin de l’URSS, provoque d’autres performances très politisées. L’actionniste Piotr Pavlensky (33 ans) réalise des performances (au début, pour protester contre l’emprisonnement des Pussy Riot) de plus en plus radicales, jusqu’à mettre le feu à une porte du siège du FSB (héritier du KGB et incarnation de la répression politique) en novembre 2015, dans une action intitulée Menace. Il est incarcéré pour sept mois sous le coup de l’application de l’article sur la « destruction de patrimoine culturel ».
Parallèlement aux actions directes de l’État, de nombreux groupuscules réactionnaires, parfois affiliés à des représentants du pouvoir, se sentent investis d’une mission de police. Cosaques, services de sécurité privés, groupes paramilitaires, orthodoxes fanatiques vandalisent les expositions, agressent organisateurs et artistes, ferment des spectacles. En devançant la machine répressive officielle, ils rendent à l’État un immense service : imposer la censure tout en lui permettant de se dégager de toute responsabilité. Ils n’ont pas besoin du feu vert des autorités : ils savent qu’ils peuvent agir en toute impunité, puisque les sanctions tombent invariablement sur ceux qui transgressent la morale conservatrice. Seule exception : les amendes infligées au mouvement militant « Volonté de Dieu » pour la destruction de sculptures.
Une auto-censure croissante
Cette « privatisation » de la répression permet aussi au pouvoir de nier la mise en place d’une censure d’État. L’autocensure est jugée bien plus efficace et moins coûteuse en termes d’image. « L’autocensure a toujours existé chez les artistes russes, mais elle s’accentue actuellement », déplore Leonid Bajanov, commissaire spécialiste de l’art contemporain. « C’est comme une émigration intérieure. D’autres choisissent de fuir : il y a une très forte émigration des artistes russes aujourd’hui, comme dans les années 1970. Et cela en dépit du fait que plus personne ne s’imagine que l’Ouest soit un paradis. » Bajanov note que, de nos jours, l’autocensure s’exerce principalement sur les commissaires. Car sanctionner un commissaire d’exposition n’expose pas au même risque d’image que la censure d’une œuvre d’art. Bien que le pouvoir prenne soin de faire monter progressivement la tension, il arrive qu’un fusible saute. En octobre 2016, un directeur de théâtre et acteur respecté, Konstantin Raïkin, se lâche en public contre « certains [dirigeants du ministère de la Culture, qui] sont clairement démangés par le désir de revenir à l’époque de Staline. Nos supérieurs immédiats usent d’un lexique stalinien ». Raïkin dénonce aussi la vénalité des cosaques, paramilitaires, militants orthodoxes et autres acteurs de la « censure de la rue ». « Je ne crois pas ces groupes quand ils se déclarent choqués ou offensés, (…) je crois qu’ils sont payés. » Répondant à Raïkin, le ministère nie toute censure et insinue que son théâtre « est souvent à moitié vide ». Intervenant dans le débat, l’influent porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov enfonce le clou : « Si l’État paie, il a le droit d’orienter le contenu des œuvres. » Cet épisode a eu le mérite de clarifier les rapports. Le réalisateur Andrei Zvyaguintsev (Lion d’or à Venise pour Le Retour) l’a crûment résumé « les dirigeants russes voient les artistes comme des prostituées » et « se considèrent propriétaires de l’argent du budget de la culture ».
L’hostilité et la défiance envers l’art contemporain se traduisent par un sous-financement du secteur, qui s’accentue à partir de 2012. La Biennale de Moscou, qui bénéficie du statut de « projet d’État », voit sa dotation baisser d’année en année, au point d’être quasi nulle lors de sa 5e édition en 2015. La construction du futur musée d’État d’art contemporain a été gelée immédiatement après la cérémonie de pose de la première pierre, faute de fonds. Rosizo, l’organisme public chargé de l’art contemporain, envisage désormais d’octroyer jusqu’à 70 % de la surface du musée à des investisseurs privés. Le budget consacré aux acquisitions d’œuvres d’art était famélique, il est désormais nul. « Nous avons totalement cessé d’acheter des œuvres durant les trois dernières années », indique Sergueï Perov, directeur de Rosizo. « À la fois à cause de considérations budgétaires, mais aussi parce que nous avons entièrement changé notre procédure d’acquisition », justifie-t-il. La procédure était notoirement opaque, reconnaît Leonid Bajanov, qui a longtemps travaillé au Centre d’État pour l’art contemporain (le CEAC, absorbé en 2016 par Rosizo). Les achats étaient toutefois l’exception, se souvient l’expert, rappelant la règle : « 95 % des acquisitions publiques sont des cadeaux venant d’artistes, de galeries ou de collectionneurs privés ». Si l’art contemporain est passé au régime dur depuis 2012, il était déjà au régime sec depuis longtemps.
Février 2012
À la suite d’une « performance politique » intitulée Prière punk par le groupe Pussy Riot dans une cathédrale, trois des cinq membres du collectif sont emprisonnés.
Août 2012
Les trois jeunes femmes emprisonnées sont condamnées à deux ans de camp pénitentiaire pour hooliganisme et incitation à la haine religieuse.
Octobre 2012
Confirmation en appel de la condamnation de deux membres et remise en liberté surveillée pour le troisième membre du groupe.
Décembre 2013
Libération des deux détenues après près de deux ans de prison dans des conditions très dures.
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Russie : l’art contemporain sous le joug du pouvoir
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°477 du 14 avril 2017, avec le titre suivant : Russie : l’art contemporain sous le joug du pouvoir