Société

En Russie, les milieux culturels tentent de résister

L’art contemporain en Russie

Des artistes aux institutions publiques en passant par les initiatives privées, les rangs des activistes de l’art contemporain grossissent pour s’opposer à une censure plus ou moins rigide.

La vague conservatrice ne recouvre pas tout le monde de l’art contemporain russe. Loin de là. Conscients du risque qu’ils encourent, de jeunes artistes réagissent en appuyant sur les points sensibles. Pussy Riot et Piotr Pavlensky sont les noms les plus connus, mais des dizaines d’autres leur emboîtent le pas. Artem Loskutov a conçu la « Monstratsia », une stratégie originale pour percer la léthargie et la censure. Croisement entre l’art public et la performance de groupe, la « Monstratsia » (Monstration) consiste à organiser une manifestation de rue où chaque participant brandit une pancarte ou se déguise dans un esprit d’exaltation de l’absurde et de la provocation. La première Monstration de Loskutov remonte à 2004 à Novossibirsk et le phénomène a pris de l’ampleur à partir de 2011, lorsque les manifestations à caractère politique ont commencé à être systématiquement interdites. Des milliers de jeunes participent à l’initiative de Loskutov dans une dizaine de villes russes, bravant souvent les interdictions officielles et parfois même les agressions de groupes ultra-conservateurs. C’est même l’une des qualités des Monstrations que de susciter des contre-performances improvisées. Dans une Monstration récente à Sébastopol (Crimée), une passante ulcérée s’est ainsi jetée sur les participants en hurlant « Poutine est le président du monde ! »

Hormis les performances, l’art contemporain russe aurait bien du mal à survivre sans une résistance plus institutionnalisée. « Mikhaïl Mindlin [l’ancien directeur du Centre d’État pour l’art contemporain, le CEAC] s’est démené pour défendre l’art contemporain au sein du ministère de la Culture et pour bâtir un réseau d’antennes du CEAC à travers tout le pays », remarque le critique d’art et commissaire d’exposition Valentin Diakonov. Le CEAC organise chaque année le prix Innovation récompensant les meilleurs artistes, créations, expositions et travaux théoriques sur l’art contemporain. Ces dernières années, ce prix très institutionnel a été décerné à des artistes comme Pavlensky et Pussy Riot. « J’apprécie beaucoup la combativité et le courage de mes collègues du jury », se félicite Diakonov. « Je ne connais aucune récompense dans le monde, où le jury soit capable d’affronter aussi directement les autorités. C’est le signe d’une vitalité et d’une insoumission de très bon augure », juge le critique d’art.

Des oligarques protecteurs des arts
Et même si le ministre de la Culture est conspué par le milieu de l’art contemporain, on lui est cependant gré de plusieurs nominations récentes. « Medinsky a pris des décisions positives pour les musées en nommant Maria Loshak [Musée Pouchkine] et Zelfira Tregoulova [galerie Tretyakov] », soutient Valentin Diakonov. Il est rejoint par le patron de la galerie Triumph Dmitri Khankin : « Loshak et Tregoulova appartiennent à une nouvelle génération. L’art contemporain, c’est leur langage et leur vie. L’Ermitage connaît également un développement très positif vers le contemporain. » Les artistes peuvent donc compter sur le soutien d’une communauté comprenant des critiques d’art, des commissaires d’exposition, des directeurs de musées, des relais médiatiques et, à noter, des riches mécènes.

Ce sont des initiatives privées qui ont reconverti en centres d’art à Moscou une série de friches industrielles (Winzavod, ArtPlay, Flacon). La capitale russe compte des dizaines de galeries spécialisées dans l’art contemporain, en dépit d’un marché atone depuis une décennie. Ce foisonnement s’étend à la province, où presque toutes les villes de plus de 500 000 habitants comptent des galeries de bon niveau.

Les musées privés adossés à de très grandes fortunes ont aussi partiellement comblé le déficit en salles d’exposition. Fondé en 2008, le Garage (Daria Joukova et Roman Abramovitch) tient lieu aujourd’hui de principal musée d’art contemporain du pays. À l’origine voué à introduire les grandes tendances internationales au public russe, le Garage vient d’organiser une Triennale de l’art contemporain russe. Une initiative quasi-unanimement louée par les observateurs pour les efforts déployés par les commissaires, qui ont sillonné le territoire russe et ramené dans leurs filets de nouveaux talents. Valentin Diakonov, qui est l’un des commissaires de la Triennale, tient à dissiper un malentendu à propos du Garage : « Il n’y a pas de pression gouvernementale sur le Garage. C’est une légende inventée par les médias occidentaux. Aucune censure. Nous parlons des activistes. Pussy Riot et Pavlensky. Notre Triennale consacre une partie aux artistes activistes. »

Si Roman Abramovitch éclairait la décennie des années 2000, le relais a été pris par Leonid Mikhelson, la plus grande fortune russe de ces dernières années. Cherchant à imprimer sa marque sur la scène russe de l’art contemporain, il va d’ici deux ans mettre un toit sur sa vaste collection, dans le Centre d’art GES-2, conçu par l’architecte Renzo Piano et situé en plein cœur de Moscou. D’autres fortunes moins importantes ont opté pour des fondations qui permettent à des degrés divers d’exposer de l’art contemporain. Les principaux sont Igor et Stella Kesaeva, Piotr Aven, Vladimir Potanine, Ekaterina et Vladimir Semenikhine, Igor Tsukanov, Igor Markin, Alexander Mamut, Oleg et Maria Baïbakov, Shalva Breus et le Français Pierre Brochet.

Presque tous ces noms ont démarré leurs collections par des œuvres de l’avant-garde russe, voire plus anciennes, avant de se tourner vers l’art contemporain. Par leur fortune et leur influence, ils contribuent à protéger des dizaines d’artistes du raz-de-marée rétrograde qui continue de monter.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°477 du 14 avril 2017, avec le titre suivant : Les milieux culturels tentent de résister

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