Politique

Triomphe du conservatisme au Forum culturel de Saint-Pétersbourg

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · lejournaldesarts.fr

Le 22 novembre 2017 - 996 mots

SAINT-PÉTERSBOURG / RUSSIE

SAINT-PÉTERSBOURG (RUSSIE) [22.11.17] - Le forum de la culture de Saint-Pétersbourg, grand rendez-vous annuel de l’élite culturelle russe, s’est terminé dimanche. Derrière les murs majestueux du Quartier Général de l’Ermitage, les intervenants ont fait de leur mieux pour éviter les sujets qui fâchent.

Le programme était alléchant, avec un focus sur la révolution de 1917 et son héritage. En périphérie : concerts, ballets et soirées de gala (en présence du président russe). L’accord 1917, un concert a redonné vie à quelques partitions grandioses et injustement ignorées de l’avant-garde musicale russe des années 10-20 (Mossolov, Miaskovsky, Tchichko, Mouraveli, Kholminov).

Mais le thème central « la Culture durant la révolution. La révolution dans la culture 1917-2017 » n’a pas tenu ses promesses. Les participants du colloque ont soigneusement évité tout parallèle avec la situation actuelle, hormis les tenants de la ligne officielle. Car s’il est question de révolution aujourd’hui dans la culture, c’est d’une révolution conservatrice.

Les vedettes des discussions étaient le metteur-en-scène Edouard Boïakov, qui met toujours en avant sa religion orthodoxe et l’écrivain national-bolchévique Zakhar Prilepine, qui dit diriger un bataillon de soldats pro-russes dans le Donbass. Les deux hommes ont récemment formé « l’Union artistique russe » épousant la ligne du Kremlin : valeurs traditionnelles russes, spiritualité, rejet de l’influence occidentale. Autour d’eux gravitent une poignée d’artistes (dont le peintre Alexeï Belaïev-Guintovt) mais ils ont les faveurs des médias officiels. Autre signe du retour en arrière : le Musée russe de Saint-Pétersbourg a inauguré durant le forum une salle entièrement dédiée à « l’art officiel » (réaliste-socialiste), accrochant aux murs d’immenses toiles à la gloire de Staline.

Un des moments clés du forum devait être le discours programmatique vendredi du ministre de la culture Vladimir Medinsky. Très décousue, l’allocution a embrassé les thèmes les plus divers, de la révolution aux racines de la culture russe, tout en évoquant de manière elliptique quelques polémiques dont il fait personnellement l’objet. Medinski a développé une théorie originale sur le caractère « entier » de la culture russe : « Il n’y pas de nuances dans notre culture. Sois tu es pour les Rouges, soit tu es pour les Blancs (…) Il est difficile à l’homme russe de produire du cinéma du genre “Game of Thrones”, parce que tous ces personnages ne sont ni bons, ni mauvais, mais incompréhensibles ». On peut se demander si le ministre a lu Dostoïevski, Boulgakov ou Tolstoï. Tentant d’expliquer la différence entre culture et art, il déclare que « la culture est apparue dès que l’homo sapiens a quitté l’Afrique, a pris en main ses outils de travail et s’est mis à créer ». Plus loin, il a expliqué la révolution par « l’étonnante capacité [du Tsar Nicolas 2] à se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment ». Abordant la polémique dont il fait l’objet, il a farouchement nié l’existence d’une censure étatique au moyen de la démonstration suivante : « l’expérience montre que ces interdictions sont inefficaces et nocives à la construction de l’État ». Et tant pis si les faits disent le contraire. Deux listes noires distinctes de personnalités à ne pas inviter au forum, portant la signature de ministres adjoints de la culture, ont fuité dans les médias russes. La fine fleur des metteurs-en-scène de théâtre russe figure dans la seconde liste (Dodine, Vassiliev, Krymov, Serebrennikov, Mogoutchi), assortie de commentaires tels que « n’adhère pas aux valeurs traditionnelles russes », « fricote avec l’opposition », « diffuse une vision alternative de l’histoire », etc. Medinsky a nié l’authenticité des listes qu’il qualifie de « blagues ». Mais plusieurs personnalités ont choisi de boycotter le Forum Culturel. La semaine dernière, le metteur-en-scène Konstantin Raïkin, un des monstres sacrés du théâtre russe, a appelé ses collègues à « ramener Medinski à la raison », qu’il accuse de vouloir couler son théâtre moscovite.

La conférence donnée par le prêtre Tikhon Chevkounov fut un autre moment phare. Surnommé « le confesseur de Poutine », il est réputé posséder une influence démesurée sur la culture russe. On le soupçonne, entre autre, d’avoir déchaîné la machine judiciaire contre le metteur-en-scène anticlérical Kirill Serebrennikov, aujourd’hui en résidence surveillée. Chevkounov a prononcé un discours dénonçant l’intelligentsia russe de 1917, fanatisée à ses yeux, et qui aurait injustement précipité la fin du tsarisme. Il a concentré ses critiques sur la révolution « libérale » de février avant d’établir des parallèles avec aujourd’hui. Pour lui, la « classe créative » (surnom donné aux citadins manifestants contre le régime Poutine) tombe régulièrement en proie à des « psychoses de masse » dignes de celle ayant frappé le pays en 1917. Les causes de la révolution « sont en grande partie de nature psychologiques » et « doivent être soignées ».

Rien d’étonnant, dans ce contexte, que les enjeux de l’art contemporain soient passés au second plan. Une seule table-ronde lui fut consacrée, sous le titre « l’art contemporain dans un monde en changement Russie - Chine - États-Unis ». Aucun intervenant américain n’a été invité, et l’artiste chinois n’a pas fait le déplacement. Les débats ont essentiellement portés sur la nécessité ou non pour l’État russe de financer l’art contemporain. Rappelant la promotion de l’art abstrait américain par la CIA durant la Guerre froide, l’artiste Mikhaïl Chemiakine a raconté qu’il a suggéré cette méthode à Vladimir Poutine lors d’une entrevue. D’autres intervenants ont défendu un financement des arts à travers l’éducation (Alfredo Brillembourg, Tatiana Tchernigovskaïa), tandis que le modérateur et historien de l’art Ivan Tchetchot a préconisé l’arrêt total des interventions de l’État dans les affaires artistiques. « J’ai senti que les intervenants [du forum] ne pouvaient pas parler librement », a ensuite confié l’architecte et théoricien vénézuélien Alfredo Brillembourg au Journal des Arts. « Ils sont totalement oppressés par l’ambiance qui règne actuellement en Russie. La Russie produit toujours une intelligence et une créativité formidable, un niveau d’enseignement exceptionnel. Mais je crains que le système de favoritisme et de népotisme régnant aujourd’hui ne finisse par démoraliser l’intelligentsia russe ».

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Discours du président russe Vladimir Poutine lors de la cérémonie d'ouverture du Forum Culturel International de Saint-Pétersbourg - 17 novembre 2017 © Photo Kremlin

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