La Royal Academy of Art à Londres consacre une exposition à la production des artistes en Russie entre 1917 et 1932. Adoptant un point de vue trop univoque sur le totalitarisme bolchevique, elle livre une lecture sans nuances de l’art de cette époque, qui ne se réduit pas au contexte politique. Elle omet aussi les visées idéalistes et sincères des artistes.
LONDRES - Toute personne ayant gardé une quelconque nostalgie du communisme est priée de rebrousser chemin. L’exposition londonienne sur les arts russes entre 1917 et 1932 n’est pas tendre – et c’est une litote – avec le système politique qui a régi l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) pendant plus d’un demi-siècle. La période étudiée est toutefois plus limitée : il s’agit de la quinzaine d’années qui a vu la naissance de la révolution et les premiers changements qu’elle a suscités.
Le choix de 1917 comme année de référence indique clairement que les limites temporelles sont dictées non pas par l’histoire de l’art, mais par l’histoire. De fait, les avant-gardes n’ont pas attendu l’ébranlement du pays. Déjà en 1915, une manifestation majeure, « l’Exposition 0.10 », présentait au monde une abstraction radicale, un point de départ pour un nouvel art. C’est à cette occasion que le fameux Carré noir de Malevitch, simple quadrilatère austère sur fond blanc – ici remplacé par une version datant de 1929 – surgit comme un météore. Il est même probable que ces artistes ont été convaincus d’avoir devancé, voire annoncé, la révolution par leurs travaux.
Cependant, l’exposition s’ouvre sur un pan bien différent. Dans une salle consacrée au culte de la personnalité, défilent avant tout des portraits glorifiant Lénine – Moisei Nappelbaum, Vladimir Ilyich Lénine, 1922 –, puis, par respect de la chronologie, ceux du « père des peuples » – Staline, le leader glorieux (anonyme, 1928). Datant des année 1920, ces effigies donnent le ton de l’ensemble du parcours qui tente de prouver que les dés étaient pipés d’avance et que, inévitablement, la révolution ne pouvait mener qu’à la tyrannie baignant dans le sang. D’ailleurs, le dernier chapitre en apporte la preuve, avec la projection des photographies de personnes froidement exécutées par le régime.
Une avant-garde radicale en effervescence
Il est difficile de contester ces faits présentés ici avec une efficacité redoutable. Mais ce qui est gênant, c’est le sentiment d’un propos téléologique, d’une vision d’après-coup qui juge d’une manière biaisée et cynique un soulèvement ayant porté tant d’espoirs. Ainsi, L’homme et la machine décrit l’effort entrepris par Staline de développer l’industrie en URSS pendant le premier plan quinquennal (1928-1933). Selon les commissaires de l’exposition, les travailleurs subissent des cadences infernales et « nombre d’entre eux sont devenus des esclaves. » Sans doute, il est probable que l’enthousiasme qui se dégage des visages que montrent les photographies de Rodtchenko ou d’Ignatovitch est excessif. Il n’en reste pas moins que l’on assiste à un effort industriel énorme pour combler le retard vis-à-vis du reste de l’Occident. Les artistes, au moins durant les premières années post-révolutionnaires, ne restent pas à l’écart. Dirigés par Tatline et Rodtchenko, ils produisent des travaux qui peuvent servir de formidables prototypes architecturaux, théâtraux ou industriels comme la maquette du Monument à la IIIe Internationale (Tatline, 1919-1920), curieusement absente ici. El Lissitzky, pour qui l’art doit abandonner le pinceau pour le compas et l’artiste devenir un technicien et un ingénieur, réalise ses « prouns », plans axonométriques conçus pour des habitats spatiaux. Les plans de Lissitzky, comme la quasi-totalité des projets du même ordre imaginés par l’avant-garde russe, étaient condamnés à rester sur le papier. Malgré cet échec, ces œuvres conservent pourtant une approche radicale. La conception constructiviste du créateur, à l’opposé de celle que l’on prête aux romantiques, le situe simultanément « comme le sujet et comme le résultat du processus de transformation de la nature. En participant activement à son déroulement, il influençait ce processus ; il transformait et créait le monde ainsi que lui-même », écrit ailleurs l’historien d’art Andrzej Turowski. Quelques travaux illustrent cette vision du nouveau monde, porteurs d’un dynamisme impressionnant : Nouvelle Planète de Konstantin Youon, Mouvement dans l’espace de Mikhail Matyushin ou encore Espace-Force de Lyubov Popova (tous de 1921). Popova est l’une des rares représentantes à Londres de toutes ces femmes-artistes ayant percé à cette époque, baptisées par la suite « amazones ».
Malevitch à l’honneur
En revanche, une splendide salle entière met en scène les œuvres suprématistes de Malevitch, y compris pratiquement tous ses « Architektons », ces étonnantes maquettes pour une architecture futuriste. Ailleurs, les spectateurs admirent la machine volante de Tatline, le Letatlin, selon une contraction de son nom et du verbe voler en russe, letat, qui est un autre blason de ce formidable élan artistique. On aimerait en savoir plus sur les conflits qui éclatent rapidement entre Tatline, chefs de file du productivisme avec Rodtchenko et Malevitch, dont le suprématisme est jugé trop idéaliste et éloigné des besoins du peuple. Passons sur l’ensemble des toiles de Kouzma Petrov-Vodkin, plutôt insipides, pour regarder le film de Dziga Vertov, L’Homme à la caméra (1929), cet hymne extraordinaire à la ville et ses pulsations. L’exposition s’achève sur un chapitre ironiquement intitulé L’utopie de Staline et rappelle qu’en 1934, avec le Premier congrès des écrivains russes, les noces idylliques et uniques dans l’histoire entre le pouvoir et les avant-gardes sont rompues. Les organisateurs parlent de la création d’un mythe soviétique et font référence au Meilleur des mondes cauchemardesque décrit par Aldous Huxley comme emblème de cette période.
Mais, incarnation enthousiaste ou récupération cynique par un pouvoir totalitaire d’un rêve utopiste, la production artistique de l’avant-garde soviétique ne peut pas être réduite à une seule de ces deux options. Interrompue brutalement par un retour à une conception artistique traditionnelle, dominée entièrement par la politique, elle reste un modèle inachevé de la transformation d’une réalité par des artistes conscients de leur rôle social. Confusément, on y voit encore les traces de ce que l’on appelle aujourd’hui des mythes mais qui, dans d’autres circonstances, seraient des idéaux.
Commissaires : John Milner, Natalia Murray, Ann Dumas
Nombre d’œuvres : 200
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Russie : la révolution soviétique sans nuances
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 17 avril, The Royal Academy of Arts, Burlington House, Mayfair, Piccadily, Londres (Angleterre), tél. 00 44 20 7300 8000, tous les jours 10h-18 h, vendredi 10h-22 h, entrée 18 €. Catalogue, 328 p., 28 €.
Légende Photo :
Isaak Brodsky, Vladimir Ilitch Lénine et Manifestation, 1919, huile sur toile, 90 x 135 cm, The State Historical Museum, Moscou. © Photo : the State Museum and Exhibition Center ROSIZO.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°474 du 3 mars 2017, avec le titre suivant : Russie : la révolution soviétique sans nuances