Art moderne

Amsterdam

Malevitch suprême

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 14 janvier 2014 - 760 mots

Si l’accrochage du Stedelijk Museum prête à discussion, rarement auront été réunis autant de chefs-d’œuvre du pionnier de l’avant-garde russe.

AMSTERDAM - Le choc est immédiat. À l’entrée de l’exposition du Stedelijk Museum, un mur – trop grand – sur lequel sont accrochées cinq toiles splendides de Kasimir Malevitch (1878-1935). Des figures géantes, des corps simplifiés et massifs aux extrémités démesurées, dégagent une brutalité qui semble menacer les limites du cadre (Le Baigneur, 1911 ; Frotteurs de parquet, 1911). Si les couleurs bariolées évoquent la peinture fauve, on ne trouve pas chez le peintre russe le thème privilégié de Matisse ou de Derain : le paysage.

Vers 1910, Malevitch est dans sa période dite « primitiviste ». À la différence de ses confrères en France ou en Allemagne, dont les sources d’inspiration se situent en dehors de l’Occident (en Afrique avant tout), l’artiste se tourne vers l’imagerie populaire locale : des scènes paysannes – les louboks – débarrassées de tout aspect décoratif. Tout laisse à penser qu’il cherche la synthèse entre le langage de la modernité et la spécificité de la société russe. De fait, l’ouverture soudaine de ce pays à l’avant-garde de l’Europe occidentale, et le sentiment de retard qui s’ensuit, fait que les différentes mouvances esthétiques sont assimilées et « recyclées » à une vitesse record. Les artistes se voient confrontés à l’impressionnisme, à Cézanne, au cubisme et surtout au futurisme qui, fidèle à sa politique expansionniste, envoie en Russie son missionnaire en chef, l’Italien F. T. Marinetti.

Vladimir Tatline, Michel Larionov ou Natalia Gontcharova adoptent une solution qu’on nomme le « cubo-futurisme » et qui associe la fragmentation de la forme à l’introduction du mouvement. Chez Malevitch, les composants de la toile éclatent et se trouvent ainsi réduits à des éléments tubulaires, coniques et cylindriques aux couleurs primaires, à la façon d’un Léger.
Pulvérisée, la représentation se fait ensuite collage, mais sa particularité reste la juxtaposition entre les fragments dispersés et des aplats géométriques de taille imposante, de véritables monochromes qui suppriment tout effet de profondeur et offrent déjà des zones résolument abstraites (Femme à la colonne d’affiches, 1914).

Le point fort de la manifestation d’Amsterdam est la mise en scène spectaculaire de « l’entrée en abstraction », avec un rappel de la fameuse exposition « 0, 10 », organisée en 1915 par le peintre Jean Pougny à Pétrograd (plus tard Léningrad). L’œuvre emblématique de Malevitch, Carré noir, simple quadrilatère austère sur fond blanc, y surgit comme un météore (la version que montre ici le musée date de 1929, et appartient à la Galerie Tretiakov, Moscou). Vision un peu mythique, que l’examen précis des faits historiques rend fragile. En réalité, la radicalisation picturale de Malevitch se met en place avec les costumes et le décor créés pour l’opéra Victoire sur le soleil, dès 1913. Contrairement à la toile peinte, le domaine décoratif, considéré comme mineur, était libre de la dictature du sujet et de la figuration. Ainsi, comme dans une sorte de préfiguration du Carré, le peintre conçoit le projet du rideau à moitié couvert par un triangle noir. Deux ans plus tard, Malevitch déduit toutes les portées de son geste, quand il conçoit un « monde sans objet ». Il faut reprendre sa déclaration, teintée d’accent mégalo-mystique, dans ses Écrits : « C’est le premier pas de la création pure en art. […] Je me suis transfiguré dans le zéro des formes et suis allé au-delà du zéro vers la création, c’est-à-dire vers le suprématisme […]. »

Dans la salle consacrée à ce mouvement, des configurations géométriques s’étalent sur un fond blanc qui s’étend partout. Souvent inclinées, posées sur leur pointe, les formes effectuent comme un mouvement de rotation autour d’un axe invisible. Qu’elle soit envolée, flottement ou abîme, cette représentation de l’espace renvoie à l’attrait de la quatrième dimension comme à la fascination pour l’aviation. Deux thèmes qui inspirent l’abstraction dans sa volonté d’échapper aux lois de la gravitation. « Voguez à ma suite, camarades aviateurs ; dans l’abîme j’ai établi les sémaphores du suprématisme », écrit Malevitch. En attendant, c’est l’artiste lui-même qui s’éclipse partiellement. Très actif dans les premières années qui suivent la révolution d’Octobre, puis écarté par les productivistes, avec Tatline comme chef de file, Malevitch disparaît du devant de la scène.

Si son parcours est parfaitement illustré, on ne peut en dire autant pour les autres acteurs de l’avant-garde russe présents dans l’exposition. Parsemés sur le trajet – un Chagall par-ci, une Gontcharova par-là –, ils souffrent de la puissance du maître du suprématisme. Mais, avouons-le, peu d’œuvres tiennent la comparaison.

MALEVITCH ET L’AVANT-GARDE RUSSE,

jusqu’au 2 février, Stedelijk Museum, Museumplein 10, Amsterdam, tél. 31 20 573 2911, www.stedelijk.nl, tlj 10h-20h, jeudi 10h-20h. Catalogue, éd. Walther König, Cologne, 256 p., 29,80 €.

Commissaires : Geurt Imanse et Bart Rutten, conservateurs au Stedelijk Museum Nombre d’artistes : 22

En savoir plus
Lire la notice d'AlloExpo sur l'exposition « Kazimir Malevich et l’avant-garde russe »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°405 du 17 janvier 2014, avec le titre suivant : Malevitch suprême

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