ETATS-UNIS
Amateurs d’art, mécènes, hommes et femmes d’affaires, les « trustees » des musées américains gouvernent le monde culturel aux États-Unis. Plongée dans l’univers des grandes fortunes, entre mondanités, culture du don et management.
États-Unis. Museum of Modern Art, Metropolitan Museum of Art, American Museum of Natural History, Getty, Lacma…, derrière chaque musée américain se cache une liste de personnalités, regroupées sous la prestigieuse bannière du « board of trustees », le conseil d’administration. Peu connus du grand public, ces bienfaiteurs tout-puissants occupent pourtant le sommet de la hiérarchie culturelle des États-Unis, fondamentalement privée et radicalement différente du modèle français. Qui trouve-t-on aux commandes de ces institutions, dont certaines comptent parmi les plus prestigieuses au monde ?
Il faut d’abord plonger dans le droit américain. The Institute of Museum and Library Services recense 35 000 musées aux États-Unis. Tous, hormis les musées du complexe Smithsonian à Washington, sont financés par des fonds privés. Ils tombent sous l’empire du sacro-saint statut paragraphe « 501c3 » du Code fédéral des impôts américains, qui regroupe toutes les organisations éducatives et culturelles à but non lucratif, comme les fondations de charité ou les universités. Et qui dit « 501c3 » dit conseil d’administration, piloté par ces fameux trustees : des bénévoles fiduciaires d’un trust.
Mary Baily Wieler, présidente de la Museum Trustee Association (MTA), tente une explication : « Le conseil d’administration est régi par des règles internes appelées “bylaws”. » Ces règles, propres à chaque musée, fixent par exemple la durée d’un mandat, « qui est souvent de trois ans pour un premier terme », constate Mary Baily Wieler. « Mais dans certains musées, les trustees ne pourront pas rester plus de six ans, dans d’autres ce sera douze ans. Parfois même il n’y a pas de limite. C’est très variable. » De même, les conseils varient en taille. « Cela va de 15 à 70 membres pour les plus grandes institutions », évalue la présidente de la MTA, elle-même trustee du Walters Art Museum à Baltimore (Maryland).
Loin d’être tous issus des milieux artistiques, « ils viennent de tous les horizons professionnels », observe-t-elle encore. « Les musées identifient une palette de compétences dont ils ont besoin et recrutent les trustees appropriés. Ils peuvent venir du droit, de la finance, de l’art ou des ressources humaines. »
À quelque 170 km au nord de Baltimore, la présidente du conseil d’administration du Philadelphia Museum of Art (Philadelphie), Leslie Anne Miller, confirme : « Il y a une procédure pour désigner le président du conseil. Un comité de gouvernance se réunit et examine des profils de personnes qui montrent un intérêt pour l’art dans la communauté et d’autres expertises. » Dans son cas, le droit. Cette avocate de profession a pris la direction des 45 membres du board en octobre 2016 et semblait cocher toutes les cases. « Mon mari et moi collectionnons des meubles anciens depuis que nous sommes mariés, c’est-à-dire quarante et un ans, et nous sommes engagés dans d’autres institutions locales. » Sans compter trois années d’expérience au service du gouverneur de Pennsylvanie : « J’ai de bons contacts dans l’État et au-delà… »
Pourquoi les conseils d’administration sont-ils si polyvalents, voire étrangers au monde de l’art ? « Les trustees sont au-dessus dans la hiérarchie, mais leur rôle n’est pas de diriger le musée, souligne Mary Baily Wieler. Ils sont chargés de définir les missions et la stratégie globale. C’est le directeur qui exécute ensuite sur le terrain, qui recrute le personnel et les conservateurs. Par exemple, le conseil va dire : “Notre stratégie, c’est d’avoir un personnel diversifié, pas uniquement des gens blancs”, et le rôle du directeur sera d’embaucher les bonnes personnes ».
Ce même directeur est d’ailleurs recruté par les trustees. « La responsabilité des trustees est de s’assurer que le chef de l’exécutif est la bonne personne pour mettre en œuvre sa stratégie », insiste Mary Baily Wieler. Si les collaborations sont généralement sans accroc, certaines relations entre directeur et trustees peuvent se dégrader, comme ce fut le cas pour Philippe Vergne, directeur du MoCA (Musée d’art contemporain) à Los Angeles, dont le contrat ne sera pas renouvelé à son terme, en mars 2019, sur décision commune avec le conseil d’administration rendue publique fin mai.
Car en cas de crise, le board est responsable. C’est le cas des trustees du Berkshire Museum à Pittsfield dans le Massachusetts, qui ont décidé de mettre quarante œuvres du musée aux enchères pour lever 55 millions de dollars et sortir le musée de ses difficultés économiques – une décision largement décriée par le public et attaquée en justice. « Quand c’est devenu clair que le “business model” du musée n’était plus durable, le conseil d’administration et les employés ont exploré pendant deux ans des solutions pour assurer un futur au musée », raconte Elizabeth McGraw, présidente du conseil d’administration du Berkshire, lequel a finalement obtenu gain de cause au tribunal.
« Les trustees ont trois missions légales », résume Mary Baily Wieler. D’abord, ils s’engagent à être présents aux réunions du conseil, qui ont lieu plusieurs fois par an – leur fréquence étant proportionnelle à la taille du musée. Ils ont ensuite un devoir de loyauté, qui entraîne le respect de la confidentialité mais aussi une chasse aux conflits d’intérêts avec d’autres organisations locales, le trustee étant souvent impliqué dans plusieurs institutions. Dernière tâche des trustees : un devoir de conformité à la « mission » du musée. « La plus grande qualité d’un trustee, c’est l’intégrité. Il faut croire en l’objectif du trust et s’y engager », confirme Maria Hummer-Tuttle, présidente du conseil du Getty, dans un entretien par courriel.
Eugene Gargaro, président du conseil du Detroit Institute of Arts (DIA, Michigan) depuis seize ans, consacre en moyenne quinze à vingt heures par semaine à l’institution, sans compter le travail de fond ou la participation aux événements spéciaux. « C’est un travail à temps plein, dit-il. Je suis constamment lié au musée, je communique régulièrement avec les directeurs, les autres membres du conseil et les donateurs. Ce n’est pas un travail qui commence à 9 heures et se termine à 17 heures. Cela demande un investissement de tous les jours, en permanence. » Le président a notamment sorti le musée d’une crise mémorable en 2013, lorsque la Ville de Détroit, ancienne capitale de l’industrie automobile et ex-propriétaire du DIA, s’est déclarée en faillite et a menacé de vendre les œuvres d’art. « Nous avons levé près de 820 millions de dollars auprès de la communauté pour sauver le musée », rappelle ce fidèle du DIA, lui-même collectionneur d’art américain du XXe siècle.
Car la première responsabilité des membres du conseil reste d’assurer la santé financière du musée qu’ils supervisent. D’abord, et dans la majeure partie des cas, en sortant son carnet de chèques. « Si vous acceptez de devenir trustee, il va de soi qu’il faut mettre la main à la pâte », relève Philippe Ravanas, professeur de gestion des arts, du spectacle et des médias de Columbia College à Chicago. Certains conseils d’administration new-yorkais ont un ticket d’entrée à plusieurs centaines de milliers de dollars. Au Philadelphia Museum of Art, « c’est variable d’un trustee à l’autre, confie Leslie Anne Miller. Mais la contribution annuelle que nous demandons à nos trustees est de 520 000 dollars par an, en plus de dons pour les campagnes spéciales, de dons spontanés, de legs testamentaires ou de donations d’œuvres. »
Au Musée Nelson-Atkins à Kansas City dans le Missouri, « les trustees font des dons de plus en plus grands avec le temps », assure Shirley Bush Helzberg, qui en a présidé le conseil pendant près de dix ans. Cette ex-publicitaire attachée au musée depuis « presque cinquante ans » ajoute : « Nous demandons parfois aux trustees de participer aux événements spéciaux. Par exemple, pour une exposition sur Picasso qui a coûté très cher, nous avons demandé aux trustees de couvrir l’assurance. Via ma fondation familiale, j’ai donné 500 000 dollars. Certains ont donné plus de 100 000 dollars, d’autres 25 000 dollars… Certains trustees donnent aussi des œuvres d’art dont la valeur peut aller jusqu’à 7 millions de dollars. » Elle-même a donné « 95 % de la collection d’art africain » qu’elle a assemblée en dix ans. « Ça serait dur d’estimer les millions qui ont été donnés à travers les années. »
En plus de cet investissement personnel, le rôle des trustees est bien sûr d’attirer les mécènes. Pour financer un gigantesque projet d’expansion d’ici l’automne 2020, Leslie Anne Miller doit réunir 525 millions de dollars. « Cela peut être en demandant ou en aidant à identifier de potentiels donateurs, en agissant comme des ambassadeurs et des points de connexion avec la communauté. Par exemple, en organisant des dîners plus intimes chez nous, dans nos maisons, pour offrir une introduction aux personnes qui ne connaissent pas bien le musée », raconte l’avocate.
La meilleure arme pour attirer les généreux bienfaiteurs reste sans doute l’organisation d’événements. Le gala du Met, grand-messe annuelle du tout-New York depuis 1948, a ainsi récolté plus de 12 millions de dollars l’an passé, à raison de 30 000 dollars le billet d’entrée ou de 275 000 dollars pour la réservation d’une table. Même si l’organisation de l’événement absorbe une grande partie de ces fonds, « c’est un pince-fesses, ça permet aux donateurs potentiels de se frotter l’épaule avec Rihanna », plaisante Philippe Ravanas, qui nuance toutefois : « Le grand public ne connaît pas les trustees. Il y a évidemment une dimension sociale, on interagit dans le beau monde. Mais je crois que c’est bien moins important que l’idée de contribuer socialement. Parce qu’au final personne ne les force. Ils pourraient aussi aller au Rotary ou dans n’importe quel club si ce n’était que pour leur vie sociale. »
Comment expliquer cet engagement ? La vocation de trustee prendrait racine dans les origines mêmes de la démocratie américaine. « Il faut revenir à l’histoire religieuse des États-Unis, aux principes calvinistes. La réussite matérielle est un signe de l’élection au Paradis. Faire preuve de frugalité est aussi un principe essentiel. Vous avez donc une recette parfaite pour l’activation du capital », explique Philippe Ravanas.
« Aux États-Unis, les gens qui accumulent une fortune considèrent souvent qu’elle ne leur appartient pas et qu’il s’agit de la redistribuer », poursuit-il, avant de citer Bill Gates, Warren Buffet, Mark Zuckerberg ou David Rockefeller, qui a largement investi dans le MoMA jusqu’à sa mort en 2017. « Ce qui explique la responsabilité individuelle que ressentent beaucoup d’Américains, cet engagement dans la chose publique. » Au DIA de Detroit, Eugene Gargaro résume : « Beaucoup de plaisir, c’est ça mon retour sur investissement ! » Et d’ajouter : « Je pense que je ne prendrai jamais de retraite. »
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Musées américains : qui sont les « trustees » ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°505 du 6 juillet 2018, avec le titre suivant : Qui sont les « trustees » ?