ETATS-UNIS
Loin du modèle de financement de la culture en France, les musées américains fonctionnent en grande partie grâce à l’aide des bénévoles. Un système qui nécessite une organisation très professionnelle.
Badge autour du cou, chemise blanche et pantalon noir, Eileen Hirschfeld arpente les vastes couloirs du Metropolitan Museum of Art (Met) d’un pas assuré. Depuis que sa candidature a été reçue en 2012, cette mère de famille est guide bénévole pour les adultes et les groupes scolaires pour le prestigieux musée new-yorkais. De l’histoire d’une fresque chinoise monumentale Bhaisajyaguru : bouddha, maître desremèdes du XIVe siècle au célèbre Champ de blé avec cyprès de Van Gogh, en passant par L’Annonciation du peintre flamand Hans Memling, Eileen Hirschfeld anime la visite avec passion pour une dizaine de visiteurs venus du monde entier. «À chaque fois que je passe la porte du musée, j’ai l’impression d’être la personne la plus chanceuse du monde », confie cette ancienne de l’immobilier, un sourire permanent aux lèvres. Comme Eileen Hirschfeld, quelque 1 455 bénévoles, dont 400 guides, participent activement à la vie du Met. Aux États-Unis, où les subventions publiques ne représentent qu’une infime partie du budget fédéral, près d’un Américain sur quatre a été bénévole en 2018, dont 25 % dans la catégorie « sport, loisir, culture et arts », selon les chiffres du Corporation for National and Community Service (CNCS), l’agence fédérale chargée du bénévolat aux États-Unis.
Du conseil des trustees [les administrateurs] – au sommet de hiérarchie culturelle – au responsable de l’information et de l’orientation des visiteurs, les bénévoles sont une pièce maîtresse dans le fonctionnement des institutions culturelles américaines. Au total, la valeur de l’engagement bénévole est estimée à 167 milliards de dollars par le CNCS, pour 6,9 milliards d’heures données. Qui se cache derrière cette force vive, indispensable à l’économie des musées ? « Parfois ce sont des avocats, des docteurs, des enseignants… Leurs missions dans les organisations ne sont pas nécessairement liées à leur vie de tous les jours », explique Richard Harker, président de The American Association for Museum Volunteers (AAMV), qui partage des « bonnes pratiques » avec les coordinateurs de bénévoles dans les musées. « On trouve des bénévoles qui font des visites guidées, certains travaillent dans les boutiques de souvenirs ou aident les visiteurs à s’orienter. Ils travaillent parfois même dans les coulisses sur les collections elles-mêmes ou aux relations publiques et au marketing… Ça dépend vraiment des musées », énumère Richard Harcker. « La vérité, c’est que les musées américains ne pourraient pas faire tout ce qu’ils font sans le temps, l’énergie et la passion de millions de gens. »
Même si l’on trouve toutes sortes de profils parmi les bénévoles, les femmes sont plus enclines à donner de leur temps, selon le CNCS. « Cette tendance est cependant à la baisse », indique Jennifer Bennett, responsable de l’engagement des bénévoles pour VolunteerMatch, une plateforme de répartition de bénévoles qui recense près de 120 000 organisations aux États-Unis (dont 2 000 qui contiennent le mot « musée » dans leur titre) pour 1,3 million de visiteurs par mois. « Historiquement, les femmes ne travaillaient pas et restaient plutôt à la maison. Elles avaient davantage de temps pour faire du bénévolat », constate-t-elle. « Aujourd’hui, la tendance est très différente. Même avec des enfants à charge, les plus jeunes générations ont souvent besoin d’une deuxième source de revenus et les deux parents travaillent. La mère au foyer qui avait du temps pour elle dans la journée n’est plus une réalité », poursuit l’experte. Autre constat : si la population de bénévoles aux États-Unis semble rester relativement constante (elle a même augmenté de 14,8 millions de personnes depuis 2015), elle est aussi vieillissante, « en partie car la génération de baby-boomers américains atteint l’âge de la retraite », souligne Ellen Hirzy, auteure du livre Transforming Museum Volunteering, A Practical Guide for Engaging 21st-Century Volunteers, publié en 2007 pour le compte de l’AAMV. « Les premiers baby-boomers ont fêté leur 60e anniversaire en 2006 et, tandis que 77 millions approchent de la retraite, les chercheurs s’interrogent sur la façon dont les membres de cette génération vont choisir de passer leur temps libre »,écrit-elle. Ces Américains nés après la Seconde Guerre mondiale contribuent en moyenne à hauteur de 51 heures par an et sont les plus impliqués des groupes générationnels, selon l’auteure.
Mais quid de la relève dans vingt-cinq ans ? Un nouvel enjeu se présente aux institutions américaines : comment attirer de nouvelles recrues ? C’est la question que se pose au quotidien Jacqueline Altreuter, directrice de l’engagement des bénévoles au Muséum d’histoire naturelle de Denver, qui accueille 1 800 volontaires chaque année pour 350 employés à temps plein. « Notre stratégie a beaucoup changé ces dernières années. Il y a eu un afflux massif de “milléniaux” à Denver, le taux d’emploi est très bon et beaucoup de gens ont des postes à mi-temps. Qu’ils veuillent rencontrer des gens ou faire partie de la communauté, ils manifestent leur envie de s’impliquer », témoigne la directrice. « Pour attirer cette génération, on a dématérialisé beaucoup de démarches, comme les dépôts de candidatures par exemple. On a aussi augmenté notre offre. Les “milléniaux” voulaient davantage de diversité dans les missions proposées, et aussi de variété dans les horaires. On avait traditionnellement un calendrier pour les bénévoles qui venaient chaque semaine le même jour à la même heure. Aujourd’hui, on leur propose des programmes prêts à l’emploi. Ils peuvent aller dans leur espace personnel et s’inscrire à la carte, semaine après semaine », détaille Jacqueline Altreuter. Pour Jennifer Bennett de VolunteerMatch, une nouvelle vague de bénévoles est apparue depuis l’élection de Donald Trump en 2016. « Les gens semblent vouloir se mobiliser davantage dans les institutions culturelles », a-t-elle observé. « Quand on demande aux bénévoles les raisons pour lesquelles ils s’engagent, ils répondent souvent que c’est pour une cause à laquelle ils sont sensibles, qu’ils ont envie de découvrir une nouvelle activité ou qu’ils sont attachés à l’institution pour laquelle ils donnent leur temps », poursuit la responsable. C’est par exemple le cas pour les bénévoles du Met, constate Arlene Brickner, présidente des bénévoles de l’institution. « Pour les New-yorkais qui ont grandi avec ce musée, le Met est un refuge, un lieu de stimulation intellectuelle. Il y a une connexion émotionnelle très forte », raconte cette ancienne communicante qui perpétue ce lien avec sa fille de quatre ans, à qui elle présente régulièrement les collections.
Si les bénévoles américains mettent leur temps et leur passion au service des institutions locales, leurs missions sont toutefois encadrées, prévient Jacqueline Altreuter du Muséum d’histoire naturelle de Denver. « La loi nous interdit d’évaluer les bénévoles, pour éviter le travail déguisé ou les stages non rémunérés », explique-t-elle. « Ce n’est pas une relation salariale, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de promotion pour l’ancienneté, pas de rétribution, pas de contrats. » Au lieu d’une rétribution financière, les musées misent donc sur les gestes symboliques. « Pour montrer la reconnaissance du musée, après une centaine d’heures effectuées, les bénévoles reçoivent un “merci” formel et un badge d’honneur. On les invite aussi à déjeuner ou à dîner, on les remercie individuellement. Les équipes de conservation organisent parfois des événements spéciaux », poursuit la responsable. Pour Geoffroy Cohrs, coordinateur des guides au Smithsonian American Art Museum à Washington, même son de cloche : « Nous faisons attention. Nous organisons des déjeuners, mais nous ne payons pas la nourriture. À la fin de l’année, nous leur offrons des pin’s ou des cadeaux qui ne coûtent pas très cher, mais qui ont du sens. » Pour lui, rien ne vaut la reconnaissance au quotidien. « Nous passons quelques minutes avec eux, nous discutons de leurs vies, nous les remercions. Cela signifie beaucoup pour eux », assure le responsable, en charge de 90 guides bénévoles, dont l’activité est estimée à 225 420 dollars par an.
Dans ce rapport qui exclut toute interaction salariale, comment faire lorsque le bénévole manque d’assiduité ou exécute mal la tâche qui lui est confiée ? « Parfois ça ne se passe pas bien avec le bénévole. Dans une institution à Boston, il y avait un guide qui inventait des histoires en faisant les visites. Il arrive aussi que des bénévoles utilisent un langage inapproprié, se comportent mal en public ou arrivent systématiquement en retard », déplore Jennifer Bennett. « Dans ces cas-là, nous engageons la discussion avec le bénévole. Nous essayons de comprendre d’où vient le problème et de trouver une solution », poursuit-elle, avant d’ajouter que cette situation est toutefois « assez peu fréquente ». Pour éviter ce genre de dérapages, la meilleure solution reste de peaufiner le recrutement des bénévoles, constate Geoffroy Cohrs. « Quand je fais passer les entretiens, j’apprécie d’abord que la personne soit passionnée et vraiment enthousiaste. Nous recrutons le “visage” du musée qui sera directement en contact avec le public, il faut que les bénévoles aient un intérêt pour les collections », prêche-t-il. « Ensuite, il est nécessaire que la personne ait envie d’apprendre. Les guides doivent constamment actualiser leurs connaissances », ajoute le coordinateur, avant d’ajouter que la période de formation dure un an et demi, à raison d’une session par semaine de trois heures au Smithsonian American Art Museum et de deux visites tests supervisées par deux salariés du musée. Pour Richard Harcker, la formation est cruciale. « Certains musées laissent leurs bénévoles dans le flou sur la nature de leurs missions. Il faut leur donner les clés pour réussir », insiste le président de l’association. « Vous ne pouvez pas avoir des bénévoles qui viennent dans votre musée sans formation, sans leur fournir les informations dont ils ont besoin. » Au Met, la formation dure un an, précise Virginie Dupaquier, responsable des visites guidées en langues étrangères et elle-même bénévole. « C’est une formation qui demande un certain investissement, donc les gens qui ne sont pas pleinement engagés s’arrêtent au bout d’un ou deux mois », constate-t-elle. Durant cette période, les futurs bénévoles sont formés auprès des conservateurs et encouragés à conduire leurs recherches pour concevoir, à terme, leurs propres parcours de visite. « Quand on me demande, quelle est ta formation ? Est-ce que tu viens de l’École du Louvre, est-ce que tu as un master dans l’art ? Je réponds : «Pas du tout. Je viens de l’école du Met» ! », raconte la responsable des guides internationaux. Eileen Hirschfeld repense à sa promotion avec émotion. « Mon mari nous appelle les “frères d’armes” », sourit-elle. Et de conclure : « Je passe de si bons moments ici, pourquoi j’arrêterais ? »
Si les grandes institutions américaines croulent souvent sous les candidatures de bénévoles, les petits musées peuvent cependant se trouver à court de volontaires, pourtant nécessaires à leur fonctionnement. « Il y a davantage besoin de bénévoles dans les petites structures qui n’ont pas les ressources pour embaucher beaucoup d’employés », observe Richard Harker. Pour ces organisations, le président recommande d’être actif sur les réseaux sociaux, de poster des annonces dans les journaux locaux et de considérer des groupes de population plus variés, comme les adolescents ou les communautés ethniques locales, souvent laissés pour compte. « Si un musée veut davantage de diversité parmi ses bénévoles, il doit analyser sa propre organisation et s’interroger : cette diversité existe-t-elle parmi les employés, dans les expositions, les événements ou le programme ? », précise Richard Harker. « Les musées doivent faire attention à leur réputation. » Pour Jennifer Bennett, responsable de l’engagement des bénévoles pour VolunteerMatch, il s’agit également de garder un catalogue de missions attractif. « Il faut trouver les bonnes missions pour les bonnes personnes », conseille-t-elle. « Aujourd’hui, les gens sont de plus en plus éduqués et c’est difficile de dire à quelqu’un : je veux que tu viennes pour trier des dossiers. Les gens n’ont pas envie de faire quelque chose que n’importe qui pourrait faire », ajoute la responsable. Pour elle, les cas où les bénévoles se font trop rares trahissent cependant un problème plus profond. « Ces institutions ont trop tendance à se dire : “On a besoin de vingt bénévoles ce week-end”, plutôt que ”combien de bénévoles nous faudrait-il dans les trois à cinq prochaines années ?“ », observe-t-elle avant d’ajouter : « Le plus gros challenge aujourd’hui, c’est d’adopter une vision stratégique. »
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Le bénévolat pierre angulaire des musées aux États-Unis
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°514 du 4 janvier 2019, avec le titre suivant : Le bénévolat pierre angulaire des musées aux états-Unis