Restauration

En Italie, un hôpital pour les livres endommagés

BOLOGNE / ITALIE

L’entreprise Frati & Livi a restauré 13 000 ouvrages qui ont souffert des inondations de novembre 2019 dans la lagune. Grâce à la technique de la lyophilisation, ce patrimoine menacé a pu être remis en état dans son intégralité.

Pietro Livi dans son atelier de restauration de livres endommagés. © Frati & Livi.
Pietro Livi dans son atelier de restauration de livres endommagés.
© Frati & Livi.

« Je ne lis pas. Sauf les livres que je sauve. » Pietro Livi a l’embarras du choix. À quelques kilomètres de Bologne, il se voue à une mission : sauver les ouvrages, revues et journaux endommagés par les inondations qui ont meurtri Venise le 12 novembre 2019. La pire Acqua Alta de ces cinq dernières années a fait peser un risque mortel non seulement sur le patrimoine en pierre et en mosaïque de la basilique Saint-Marc, mais aussi sur celui de papier. Les pertes se chiffrent en plusieurs centaines de milliers d’euros. La célèbre librairie Acqua Alta a été dévastée, la collection de Michelis avec ses plus de 60 000 ouvrages qui devaient enrichir prochainement la bibliothèque de Padoue a été fortement touchée. Mais les dégâts les plus importants ont été subis par la Fondation Querini Stampalia. 35 mètres linéaires de miscellanées datant de la fin du XIXe siècle et environ 600 mètres linéaires de publications de la bibliothèque moderne et de périodiques ont été complètement submergés par l’eau. Ils doivent être soumis à un traitement de conservation et ont été confiés aux soins de Pietro Livi et à son entreprise fondée en 1975.

L’invention d’une méthode

« Le mot “hôpital” est juste, indique le restaurateur. Il y a bien sûr de nombreuses cliniques en Italie mais elles se contentent de dépoussiérer, de sécher, de restaurer ou de travailler sur la reliure. Ici en revanche nous avons tout à disposition, aussi bien l’espace nécessaire que les équipements adéquats. » Ceux-ci prennent place dans deux hangars d’une superfice de 850 m2. À la porte de ce service des urgences pour les livres, se trouve un containeur, sorte de brancard sur lesquels patientent des caisses de livres provenant de Venise. « Dès que nous avons appris que l’eau montait dangereusement, nous nous y sommes rendus bénévolement dans les vingt-quatre heures avec notre matériel et notre expertise, relate Pietro Levi. L’envoyé du Mibact (ministère des Biens et Activités culturels et du Tourisme) est arrivé quatorze jours après pour avoir respecté la chaîne de commandement. Au bout de quarante-huit heures, le processus de moisissure s’enclenche et peut provoquer des dommages irréversibles. Avec l’aide de dizaines de volontaires que nous avons formés sur place, les ouvrages ont immédiatement été mis en sécurité. L’inondation a commencé mardi. Le vendredi ils étaient à Bologne prêt à être congelés. Un temps record. Aujourd’hui nous avons rassemblé 13 000 livres. Tout est sauvé et sera remis à leurs propriétaires d’ici à la fin de l’année. »

Un exploit rendu possible par la technique de la lyophilisation. Si l’entreprise Frati & Livi ne l’a pas inventée, elle a développé ses effets. La méthode consiste à sécher le papier imbibé d’eau par l’action conjuguée du froid et du vide. Après avoir été congelée entre – 20° et – 80°, l’extraction de l’eau se fait par la sublimation de la glace, c’est-à-dire par le passage direct de la glace à l’état de vapeur, sans passer par l’état liquide. L’opération s’effectue dans une machine dont la forme évoque un sous-marin jaune et qui a été baptisée « Titti ». En l’espace de cinq jours, Titti peut traiter 20 mètres linéaires de papiers qui ont baigné dans près de 700 litres d’eau de la lagune. Les avantages sont nombreux, à commencer par l’enrayement du processus de moisissure avec l’arrêt de la prolifération des micro-organismes qui en sont à l’origine. En outre, la lyophilisation déforme moins les couvertures des livres reliés que le séchage à l’air ou le séchage sous vide. L’encre est mieux préservée et le nettoyage ainsi que la restauration s’en trouvent facilités. Le papier conserve néanmoins une trace des effets de l’eau, telle une cicatrice. S’il faut ensuite le restaurer pour lui redonner son aspect originel, du moins est-il préservé et consultable. Un certain nombre de livres ont ainsi déjà été confiés à la Bibliothèque centrale nationale de Florence. « Sans un sérieux savoir-faire au niveau microbiologique, tu peux sécher tant que tu veux, cela ne servira à rien si la moisissure a commencé à se développer, insiste Pietro Livi en tapotant les flancs de Titti. Avec les inondations de Florence en 1966, c’est ce qui s’est passé et beaucoup moins de choses qu’aujourd’hui ont pu être sauvées. La technologie n’était pas encore à l’avant-garde. »

Le ministère français de la Défense parmi ses clients

À l’époque, ce sont les moines bénédictins qui sont aux avant-postes, forts d’une longue tradition de relieurs et restaurateurs de livres. L’un d’eux est l’oncle de Pietro Livi qui le fait entrer à l’âge de 20 ans dans un couvent pour y suivre une formation. Après s’être perfectionné à Rome, il rejoint au début des années 1980 l’entreprise Frati qui s’occupe à l’époque uniquement de reliures. Il en a fait depuis le plus important centre de recherche italien sur le thème de la sauvegarde et de la restauration bibliophile. Des actes notariés aux registres ecclésiastiques en passant par les archives des ministères, des collections de journaux des années 1920-1930 ou des partitions musicales anciennes, Frati & Livi exerce son art sur tous les types de documents.

« Nous travaillons en étroite collaboration avec le Mibact et les surintendances culturelles depuis une vingtaine d’années, précise Pietro Livi. Les inondations violentes se sont multipliées un peu partout en Italie mais nous intervenons aussi dans une bibliothèque municipale ou une université lorsqu’une climatisation est défectueuse ou qu’un banal dégât des eaux se produit. » À cela s’ajoute la mise au point de fournitures et matériel d’archivage pour protéger les documents aussi bien des intempéries naturelles que des impérities humaines. Le type de carton mis au point a été breveté et a une résistance de trois siècles. Parmi ses clients figurent le Vatican, les musées des Offices à Florence, du Louvre à Paris, du Prado à Madrid, mais aussi le ministère français de la Défense ou des services d’archives départementales. « Notre mission n’est rien d’autre que transmettre aux générations futures un patrimoine dans un meilleur état que celui dans lequel il nous est parvenu. Quant aux livres victimes des catastrophes naturelles, voir quelque chose qui semblait définitivement perdu revivre est la plus grande des satisfactions. »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°541 du 13 mars 2020, avec le titre suivant : En Italie, Un hôpital pour les livres endommagés

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