Livre - Nouvelles technologies

Et si le numérique sauvait le livre ?

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 19 février 2016 - 1920 mots

Loin d’avoir tué le livre, la révolution digitale s’avère même, dans certains cas, une aubaine, lorsqu’il s’agit de donner accès à des livres rares ou épuisés ou, comme pour l’entreprise M. Moleiro, d’éditer des fac-similés « quasi originaux » qui reproduisent jusqu’à l’odeur du papier original.

En 2007, quand Amazon lance la liseuse Kindle sur le marché américain, le livre peut légitimement craindre le même sort que l’industrie du disque : voir sa dématérialisation conduire tout droit à l’impasse économique du téléchargement illégal. Pourtant, quinze ans plus tard, la mort du papier prophétisée à l’arrivée d’Internet, comme du reste à chaque innovation technologique, de la radio à la télévision, n’a pas eu lieu. En France particulièrement, l’édition reste la première industrie culturelle, malgré quelques années de recul, et le livre numérique n’a jamais réussi à y détrôner son pendant imprimé, ni même à le concurrencer sérieusement : en 2015, il ne représentait que 2,9 % des ventes de livres dans l’Hexagone, contre près de 20 % aux États-Unis et au Royaume-Uni. Quant au piratage, il demeure marginal, l’offre légale lui étant largement supérieure en abondance et en commodité.

Un support chargé d’affects
Comment expliquer que la lame de fond suscitée dans les industries culturelles par la révolution digitale semble avoir épargné le livre imprimé ? Pour Virginie Clayssen, responsable de la stratégie numérique du groupe Editis et présidente de la commission numérique du Syndicat national de l’édition, le phénomène tient d’abord aux spécificités du support : « Le rapport que l’on entretient avec le livre imprimé est très particulier, explique-t-elle, dans la mesure où l’expérience sensorielle s’y produit tout au long de la lecture. En revanche, lorsque l’on met un disque, on cesse d’être en contact avec son support physique dès que la musique est lancée. » Le livre a aussi l’avantage de la permanence, contrairement à l’industrie musicale et à l’audiovisuel dont les supports ont considérablement varié au cours de leur histoire, et ce, avant même la dématérialisation des contenus : « La lecture est inscrite dans notre construction culturelle depuis plus longtemps que la musique », résume Virginie Clayssen.

Cet attachement au livre « sensible » explique sans doute l’engouement croissant des lecteurs pour tous les ouvrages imprimés dont la forme et l’apparence importent autant sinon plus que le contenu textuel : beaux livres, fac-similés, etc. Chez Manuel Moleiro, bibliophile et éditeur espagnol établi à Barcelone, le plaisir lié à la manipulation de l’objet-livre a même donné lieu à un projet sans équivalent dans le monde de l’édition : la publication de « quasi-originaux » d’ouvrages enluminés, parmi lesquels des chefs-d’œuvre aussi précieux et inaccessibles que Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne ou Le Livre de chasse de Gaston Phébus. « Un manuscrit enluminé n’est pas comme un tableau, explique Manuel Moleiro, et ne peut être apprécié dans sa totalité que si l’on en tourne les pages une à une, ce qui est presque impossible vu l’état de conservation des originaux et les mesures de sécurité qu’ils nécessitent. Face à cette vitrine qui nous sépare du chef-d’œuvre, j’ai décidé de reproduire à la perfection des manuscrits enluminés, des codex, des cartes et atlas peints entre les VIIIe et XVIe siècles afin qu’ils puissent être touchés et vus par des pupilles curieuses. »

Tirés à 987 exemplaires et authentifiés par acte notarié, les tirages ainsi publiés sont si fidèles à l’original qu’ils vont jusqu’à en reproduire la reliure, le toucher, les irrégularités, les imperfections et même… l’odeur. « Ce qui fait qu’un ouvrage a une âme, mis à part son contenu, tient à ce qu’on ressent à son contact, explique Manuel Moleiro. Nous n’avons pas un “quasi-original” entre nos mains si nous ne faisons pas la même expérience sensorielle et affective qu’avec l’original. »

Le livre enrichi reste à inventer
Cet attachement quasi charnel des lecteurs à l’objet-livre explique sans doute que la révolution numérique ne se soit pas traduite jusqu’alors par de franches innovations en matière d’édition. On aurait en effet pu s’attendre à ce qu’elle invente des usages inédits du livre et en enrichisse les contenus textuels à grand renfort d’animations, d’interactivité, de liens hypertextes et, pourquoi pas, de dispositifs synesthésiques inédits. Les propositions allant dans ce sens existent, et couvrent tout le spectre éditorial – du beau livre (Mon musée imaginaire de Paul Veyne a ainsi été « enrichi » par Albin Michel dès 2012) au livre d’artiste. Par exemple, dans The Girl Who Was Plugged In, une « fiction sensorielle » de Felix Heibeck, Alexis Hope et Julie Legault, créée au sein du MIT, l’expérience du lecteur se voit « augmentée » par tout un arsenal de capteurs et de circuits électriques pour mieux mobiliser tous les sens…

Pourtant, malgré leur inventivité, les livres numériques enrichis n’ont pour l’instant reçu qu’un écho limité et les efforts des éditeurs sur le front des technologies portent bien davantage sur la commodité des interfaces et le confort de lecture. Selon Alban Cerisier, qui définit la stratégie numérique du groupe Mardigall (Gallimard), le manque d’appétence des lecteurs pour les livres enrichis (que ce soit sous forme d’applications ou d’ouvrages numériques au format ePub) ne tient pas seulement à l’instabilité technique qui entoure ce genre de produits ni à leur coût élevé de fabrication. Il résulte aussi d’habitudes de lecture solidement ancrées : « Là où l’on pouvait supposer que l’attractivité première du numérique résiderait dans sa capacité à se distinguer de l’imprimé par de nombreux enrichissements, résume-t-il, on constate tout l’inverse. Les lecteurs de livres numériques ne cherchent pas une expérience différente de l’imprimé. Au contraire, leur première approche de la lecture, la plus naturelle, est celle du livre homothétique en noir et blanc. » Ainsi, pour Alessandro Ludovico, rédacteur en chef de la revue Neural, professeur à Parsons Paris et auteur de l’ouvrage Post-Digital Print (en cours de traduction en français), le livre numérique enrichi reste encore à inventer : « Pour plaire, il faudrait qu’il cesse de simuler l’imprimé, mais aussi qu’il offre une expérience vraiment différente de ce que propose déjà internet, note-t-il. C’est là que les artistes ont un rôle à jouer : contrairement aux éditeurs, ils ne considèrent pas le livre comme un produit et n’ont ni règles ni contraintes commerciales. »

L’impression à la demande
Or, si ces derniers ont très tôt tiré profit de la révolution numérique, c’est moins pour créer des interfaces inédites et des ouvrages enrichis que pour expérimenter le champ ouvert par l’évolution des procédés de fabrication. L’ère postdigitale a aussi consacré l’essor de l’impression à la demande (POD), une technologie peu coûteuse dont nombre d’artistes ont tôt fait de s’emparer. « Les livres digitaux sont viraux et peuvent être diffusés très rapidement, explique Alessandro Ludovico. Dans ces conditions, le vrai luxe, l’objet rare, c’est le livre imprimé et il n’est pas étonnant, dès lors, que les artistes s’intéressent à sa matérialité. » Book 1 of 1 de Fiona Banner offre un aperçu du vaste champ offert aux plasticiens par la POD. Cette œuvre conceptuelle propose une suite de livres d’une seule page à tirage unique et dont le titre consiste en un simple numéro ISBN, ce qui fait de chaque exemplaire une publication à part entière. Chez d’autres, les mutations récentes des processus d’impression donnent lieu à des pratiques que l’artiste américain Paul Soulellis résume par trois opérations : « chercher, compiler et publier ». Sa « Library of the printed web » (bibliothèque du web imprimé) rassemble ainsi une trentaine d’artistes dont le point commun est de matérialiser sous forme de livre des données (images, textes, objets numériques, etc.) collectées sur Internet. Sorte d’archivage des archives du web, le projet atteste un renversement aussi paradoxal en apparence que prévisible. De fait, si le numérique a permis la dématérialisation de l’ouvrage imprimé et sa migration vers de nouveaux supports (tablettes ou liseuses), il a tout autant, sinon plus, conduit à matérialiser des pans entiers d’une culture digitale ainsi passée du statut de flux consommé en masse à celui d’artefact rendu exclusif par le regard de l’éditeur ou de l’artiste.

Une révolution de l’accès
A contrario, la révolution numérique offre aussi au grand public la possibilité d’accéder en ligne à des ouvrages jusqu’alors difficilement accessibles (livres épuisés ou trop fragiles pour être offerts à la consultation, manuscrits enluminés, incunables, etc.). Dès les années 1990, les techniques de numérisation couplées à l’essor d’Internet promettent en effet de donner corps au fantasme borgésien d’une bibliothèque universelle où serait conservé l’ensemble des livres jamais écrits. Aux États-Unis, l’ère digitale enfante divers projets, dont Google Books et Gutenberg. En France, à la suite d’un décret de 1994 lui intimant de diffuser le plus largement possible ses collections en utilisant les technologies modernes de communication, la BnF lance dès 1997 le programme Gallica, qui vise à numériser l’ensemble de ses fonds et à les ouvrir gratuitement à la consultation en ligne. « Grâce au soutien du CNL, nous numérisons 50 000 livres par an sur un total de 14 millions d’ouvrages conservés dans nos fonds », rapporte Arnaud Beaufort, directeur des services et réseaux de la BnF. Que ce soit pour les chercheurs ou pour le grand public, le numérique offre ici bien des attraits. Non seulement la dématérialisation permet de contourner les aléas liés à la consultation physique d’un ouvrage conservé en bibliothèque (dégradation des supports les plus fragiles, nécessité de se rendre sur place…), mais elle offre aux lecteurs une palette d’outils appréciables, sinon indispensables à tout travail de recherche : « Nous sommes dans le big data et nous indexons l’ensemble des mots de l’ensemble des pages, explique Arnaud Beaufort. La qualité de nos services, de nos documents comme de nos métadonnées attire beaucoup d’internautes : nous avons entre 40 000 et 50 000 visiteurs par jour. »
Selon Manuel Moleiro, l’ouverture au public d’archives jusqu’alors inaccessibles joue un rôle essentiel dans l’intérêt des lecteurs pour ses « quasi-originaux » : « La révolution numérique a joué un rôle crucial en facilitant l’accès à la culture, explique-t-il. Gallica en est un cas d’école : cette plate-forme mise à disposition par la BnF nous offre la possibilité de découvrir et de parcourir des œuvres d’art depuis notre ordinateur ou sur notre portable. Ainsi, l’art nous accompagne constamment. Mais si la diffusion de l’art est une première étape, elle ne suffit pas. Après cette découverte, il faut sortir, découvrir par soi-même ce qui a attiré notre attention et, surtout, en faire l’expérience. » 

Le livre numérique de demain, un objet hybride”‰ digne d’harry potter?

Et si l’avenir du livre numérique n’était ni tout à fait dans l’imprimé, ni tout à fait dans les interfaces digitales, mais dans leur étroite hybridation”‰? C’est en tout cas ce que prophétise Alessandro Ludovico : « Le livre de demain pourrait être une publication où il deviendrait impossible de distinguer la part du livre physique et la part logicielle, prophétise-t-il. Par exemple, les contenus imprimés seraient alors dynamiques. »
Un tel objet pourrait bientôt ne plus relever de la science-fiction. En effet, les premières applications de papier électronique ont déjà vu le jour et intéressent de près des grands groupes industriels. Présenté comme une révolution technologique aussi révolutionnaire que l’invention de l’imprimerie, ce papier offre la maniabilité et le confort de lecture d’un simple imprimé, mais avec quelques fonctionnalités en plus – évolutivité des contenus, mise en réseau, etc. On imagine assez bien les propriétés d’un livre d’art mobilisant une telle technologie : fonctionnant à la manière d’une œuvre générative, il pourrait se transformer au gré des lectures…

M. Moleiro Editor
Travessera de Gràcia, 17, E08021 Barcelone, Espagne. Tél. : 09 70 44 40 62. www.moleiro.com

Gallica
Bibliothèque numérique de la BnF. gallica.bnf.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : Et si le numérique sauvait le livre ?

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