L’autorégulation par le marché de l’art, la loi et la jurisprudence semblent compenser l’absence de protection légale du titre d’expert. Ceux qui opèrent auprès d’une maison de ventes font cependant figure à part.
La deuxième moitié du XVIIIe siècle a cristallisé de très nombreuses problématiques du marché de l’art moderne. L’apparition du jugement d’attribution en sus de la seule appréciation esthétique des œuvres alors dominante en constitue assurément le trait le plus marquant. Les travaux du philosophe et historien Krysztof Pomian ont ainsi mis en lumière l’émergence de la figure du marchand-expert à partir des années 1750, en se fondant sur l’analyse des évolutions formelles des catalogues de vente aux enchères.
Une rupture s’opère symboliquement au terme de la vente du duc de Tallard en 1756. Les noms des peintres sont désormais présents au sein des notices, reflet de l’importance grandissante de l’authentification ; l’organisation interne des catalogues fait alors place à une hiérarchisation entre certitudes et doutes d’attribution, entre originaux et copies, imposant aux rédacteurs diligents de justifier leurs choix. Rédigés à des fins commerciales, agrémentés parfois de l’éloge d’un amateur, véritable introduction à la collection dispersée visant à asseoir corrélativement la réputation de celle-ci et sa valeur tant sociale qu’économique, les catalogues deviennent des vecteurs de confiance propices au développement du marché de l’art.
Les notions de pedigree et d’authenticité des œuvres illustrent la mutation du marché. Encore faut-il que le rédacteur du catalogue bénéficie lui-même d’une reconnaissance de ses compétences par ses pairs. Des noms célèbres résonnent toujours aujourd’hui. Pierre Jean Mariette (1694-1774), connaisseur reconnu et marchand, ou encore Pierre Remy (1715-1797), premier marchand à assumer dès 1755 la responsabilité de ses attributions et à en exposer les ressorts. La profession de marchand-expert répond ainsi à une définition purement fonctionnelle, qui se double d’une nécessaire reconnaissance sociale : établir l’identité d’une œuvre et parvenir à en révéler les spécificités et la valeur. Ces compétences nécessitent un vaste savoir, né de la pratique assidue des ventes, des collections, des ateliers d’artistes, des ouvrages de référence – notamment les catalogues raisonnés – et des places européennes. Les voyages à Rome et aux Pays-Bas inscrivent le marchand-expert dans un vaste réseau de connaissance, d’information et de sociabilité.
L’œil, le savoir, le savoir-faire
L’année 1750 marque également la naissance de l’esthétique, définie par Baumgarten dans son Æsthetica comme une science de la connaissance sensible, une théorie de la beauté et une théorie des arts libéraux, soit tout à la fois une réflexion sur la beauté, le goût, les beaux-arts et l’expérience sensible. La figure du connaisseur, rattachée puis désolidarisée de l’Académie, annonce en partie celle du critique d’art de la deuxième moitié du XIXe siècle. L’autonomisation progressive des pratiques de jugement et d’expertise qui s’opère fonde la distinction contemporaine entre l’expertise de l’art dit « classé » et celle de la production artistique des artistes vivants ou récemment décédés, entre l’expertise « attribution » et l’expertise « validation ». Et si la valeur recherchée diffère, les ressorts présidant à la reconnaissance sociale de l’expert demeurent identiques. L’œil, le savoir, le savoir-faire constituent les qualités primordiales de cet acteur primordial du marché.
Au fil des évolutions du marché de l’art, la figure de l’expert demeure soumise à des constantes : la connaissance, la reconnaissance et l’indépendance. La connaissance, produit d’une longue pratique assidue, ne pourrait ni s’enseigner ni se traduire par un diplôme. L’influence du connoisseurship est ici patente. L’œil s’apprivoise, il ne se dompte point. La reconnaissance, produit d’une chaîne de valeurs née d’une sociabilité accrue de l’expert et de la validation de la connaissance, emprunte un double chemin. Celui du marché, lorsqu’un expert devient incontournable en son domaine, et celui de ses pairs, lorsqu’il parvient à intégrer telle ou telle compagnie, ou encore bénéficie du sésame d’« expert agréé » près d’une cour d’appel. L’absence de protection du titre d’expert est compensée par la reconnaissance de la compétence.
L’indépendance, enfin, est la garantie primordiale de l’expertise. Elle se déploie au regard tant des acteurs du marché que des pouvoirs publics. Qu’il intervienne à l’occasion d’une vente ou au cours d’un procès, l’expert se doit d’établir ses conclusions en toute impartialité afin de mettre ses connaissances et sa réputation au seul profit de l’objet examiné. Essentiel est le rôle de l’expert dans la réduction de l’asymétrie qui peut exister entre l’information des « sachants » et des profanes, des vendeurs et des acheteurs. Et, dans son rapport avec les pouvoirs publics, l’indépendance est âprement défendue. Activité libérale, marquée par une liberté d’accès et d’exercice, l’expertise semble devoir échapper à tout autre contrôle que celui du marché. Seule l’autorégulation imposée par les divers acteurs permet la sélection.
Tentatives de réformes
La professionnalisation de l’activité, prise dans son acceptation sociologique, n’a jamais pu être imposée par les pouvoirs publics, à la différence de celle de commissaire-priseur par exemple. La proposition avancée par le rapport Chandernagor de 1993 qui était de doter les experts d’un statut n’a jamais véritablement abouti. Le constat était pourtant juste. En effet, si les professionnels du marché sont informés de la qualité des experts auxquels ils s’adressent, il n’en est pas toujours de même pour les particuliers. L’objectif proposé était donc d’établir une liste des experts auxquels les particuliers pourraient s’adresser, ou, à défaut de liste nationale établie par une commission constituée à partir des trois organismes représentatifs actuels, de listes régionales par chambre régionale choisie par une commission comprenant des conservateurs.
Le rapport Gaillard de 2000, reprenant ces conclusions, a abouti à la création du « Conseil des ventes volontaires », autorité de régulation du marché indépendante et pluraliste dans sa composition, et à la mise en place du système d’agrément des experts intervenant en vente aux enchères publiques. Le système avait été conçu par le législateur dans l’objectif d’éviter de laisser à la seule discrétion des instances professionnelles la reconnaissance publique du sérieux des experts [lire l’encadré de la page 25]. Il échoua dès sa mise en œuvre, avant d’être brisé par une loi de 2004 et de disparaître définitivement avec la réforme du 20 juillet 2011.
Les compagnies d’experts
Trois compagnies d’experts indépendants, à l’histoire et à l’identité propres mais partageant une finalité commune, assurent une forme d’autorégulation, protégeant la qualité du titre d’expert sans pour autant imposer un statut particulier. Ainsi, le Syndicat français des experts professionnels en œuvres d’art et objets de collection (SFEP), la Compagnie nationale des experts en œuvres d’art (CNE) et la Chambre nationale des experts spécialisés en objets d’art et de collection (CNES) n’admettent en leur sein que les experts répondant à des conditions strictes, parmi lesquelles l’âge du candidat, son expérience professionnelle, sa moralité et ses connaissances. Un examen d’entrée, suivi d’un second pour la validation de compétence, peut exister.
Réunies au sein de la Confédération européenne des experts d’art, fondée en 1988, les trois organisations, rejointes depuis par d’autres et regroupant aujourd’hui près de 600 membres, se sont dotées d’un code de déontologie commun dès 1994. Excluant les membres qui ne respectent plus les principes déontologiques, ces compagnies offrent aux particuliers une visibilité du sérieux des experts intervenant en ventes publiques et privées. Palliatif efficace face à l’absence de statut légal, ces compagnies doivent encore gagner en visibilité auprès du grand public.
Experts judiciaires
La quête d’authenticité et de certitude dans les transactions s’exprime depuis de nombreuses années par une judiciarisation des contestations découlant des ventes d’œuvres d’art [lire p. 28]. Le recours à des sachants, en soutien aux magistrats, s’est donc imposé, non sans peine. Les codes de procédures civile et pénale donnent ainsi la possibilité aux juges de faire appel à une expertise lorsqu’ils sont confrontés à « une question de fait qui requiert les lumières d’un technicien » ou « dans le cas où se pose une question d’ordre technique ». Dans les années 1970, aucune condition particulière n’existait pour être inscrit sur les listes dressées par les cours d’appel ou par le bureau de la Cour de cassation. Le cas de Régine Labeur, s’étant inscrite en qualité d’« experte psychologue » après avoir falsifié des diplômes, et ayant réalisé plus de 400 expertises en matière familiale pour la cour d’appel de Bordeaux, a participé à une refonte du régime d’inscription.
Depuis la loi du 11 février 2004, une obligation de moralité, de compétence et d’indépendance est exigée et la réinscription n’est plus automatique. Néanmoins, aucun contrôle relatif à la qualification des experts n’est diligenté, et aucune évaluation n’est effectuée. Quant aux recommandations issues d’un groupe de réflexion sur l’expertise réuni à l’initiative du garde des Sceaux, remises en mars 2011, celles-ci n’ont abouti à aucune loi.
Expertise contre expertise, lorsqu’une décision passe en force de chose jugée, l’authenticité d’une œuvre ou son absence se révèle alors consacrée juridiquement et sa circulation marchande en est irrémédiablement affectée. Toute réflexion à venir sur le futur de l’expertise devra ainsi prendre en considération l’importance cardinale de ses acteurs, en matière tant amiable que contentieuse.
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L’expert, des titres mais pas de statut
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Abonnez-vous dès 1 €Expert auscultant un tableau présenté par une galerie participant à TEFAF 2014 © Photo Loraine Bodewes
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°429 du 13 février 2015, avec le titre suivant : L’expert, des titres mais pas de statut