PARIS
Il y a cent ans disparaissait Rodin. Le sculpteur, alors au faîte de sa gloire, léguait des chefs-d’œuvre à la postérité. Sa force avait été de poursuivre la sculpture traditionnelle, de l’Antiquité au XIXe siècle, en la reformulant en des termes plus adéquats à son époque. Au risque, toujours, de bousculer.
Le 17 novembre 1917, Auguste Rodin disparaissait. Artiste célébrissime, il est alors un monstre sacré qui règne sans rival sur sa discipline depuis près de quarante ans. Symboliquement, il est même consacré au Panthéon de son vivant, puisque son icône absolue, Le Penseur, est installée devant le temple des grands hommes en 1906. En l’espace de quelques décennies, jalonnées d’une œuvre prolifique, il a littéralement changé le cours de la sculpture, et ce de manière irréversible. À coup de ruptures plastiques et conceptuelles, il a élaboré un nouveau langage et insufflé la vie à une discipline asphyxiée par de strictes conventions. En explorant les passions humaines et en exploitant inlassablement l’expressivité du corps, il a inventé un vocabulaire inédit reposant sur des techniques, elles aussi, radicalement neuves.
Plus vrai que nature
Dans le contexte tapageur de la naissance de l’art moderne, la révolution lancée par Rodin ne pouvait que se jouer sur fond d’esclandre. Inéluctablement, son premier coup d’éclat, l’acte fondateur qui le révèle à la critique et au public, est donc une controverse. À 37 ans, Rodin propose L’Âge d’airain au Salon. Une œuvre très étrange pour ses contemporains, car, contrairement à une tradition
pluriséculaire, elle ne présente aucun attribut iconographique susceptible d’éclairer son interprétation. Alors que la sculpture commémorative et historique est à son apogée, cette œuvre apparaît donc comme une anomalie. La pièce qui devait initialement s’appeler Le Vaincu et évoquer un guerrier défait de 1870 a évolué vers autre chose.
Rodin inaugure ainsi ce qui va devenir sa marque de fabrique, et un poncif de la modernité : il évacue l’anecdote pour se concentrer sur l’expression des figures et le rendu vibrant du corps. Un rapide coup d’œil au cliché immortalisant les œuvres achetées par l’État au Salon de 1880 donne la mesure du fossé esthétique et théorique le séparant de ses confrères. Les autres sculptures affichent toutes un sujet mythologique, historique ou pittoresque, immédiatement lisible. Mais aussi une facture extrêmement lisse, diamétralement opposée à celle de Rodin. Ce modelé puissant ne manque d’ailleurs pas d’éveiller la suspicion. « Le modelé de cette statue était si inhabituel, et son effet si vrai, que certains membres du jury soupçonnaient qu’il ne s’agissait pas d’une sculpture, mais d’un moulage sur nature », relate Truman H. Bartlett en 1889. Soupçonné de fraude, l’artiste est disqualifié.
Pour laver son honneur et faire reconnaître son travail, l’auteur doit prouver qu’il a réalisé ce plâtre dans les règles de l’art ; ce qu’il démontre, photographies du modèle à l’appui. Parallèlement, de nombreux artistes, y compris des tenants de l’académisme, signent une pétition pour réhabiliter l’artiste et faire valoir son droit à la liberté d’expression. Une fois le scandale évanoui, le plâtre est acheté par l’État qui procède à sa fonte en bronze. Sa carrière est lancée.
Vers l’expression pure
Premier scandale d’une longue liste, L’Âge d’airain porte déjà tous les ferments de son style révolutionnaire, ferments qu’il va progressivement radicaliser. D’emblée, Rodin se démarque drastiquement du réalisme ambiant, puisqu’il veut dépasser le visible pour capter l’essence de l’homme, le degré d’expressivité le plus intense de la vie et du mouvement. Sa harangue à destination de la relève dans son testament est d’ailleurs limpide : « L’art ne commence qu’avec la vérité intérieure », avance-t-il. « Que toutes vos formes, toutes vos couleurs traduisent des sentiments… Soyez profondément, farouchement véridiques. » « Ce qui le distingue clairement des sculpteurs naturalistes, c’est qu’il veut donner le sentiment de la vie et non l’illusion de la vie », résume Catherine Chevillot, directrice du Musée Rodin. « Il a compris que pour être expressif on ne peut pas se contenter de copier, il faut exagérer. Quand il pousse ce raisonnement à l’extrême, cela le conduit à enlever une tête ou des bras. »
Malgré sa hardiesse, l’artiste n’est pourtant pas le chantre de la tabula rasa. Ainsi, il n’abandonne pas les genres classiques, mais les transforme en brisant les codes, comme dans le cas des Bourgeois de Calais. Tandis que la commande stipule de célébrer des héros républicains transcendés par leur martyre imminent, il dépeint six hommes accablés par le destin. Des personnages dont les grandes mains noueuses, le visage tendu et les pieds crispés crient à la face du monde le drame intérieur. En plaçant le spectateur au cœur de la tragédie, il n’exécute au final qu’une figure imposée de la sculpture d’histoire ; toutefois, il s’en acquitte, avec des moyens si novateurs que, là encore, le scandale est inévitable.
Davantage que le premier sculpteur moderne, Catherine Chevillot voit donc en Rodin « un artiste charnière qui a réussi le tour de force de rassembler toute une tradition occidentale de l’Antiquité au XIXe siècle, et à la reformuler en des termes plus adéquats à son époque, à son contexte culturel ». L’artiste possède en effet une effarante capacité à reprendre à son compte des images sédimentées dans l’imaginaire collectif, tout en donnant à ces archétypes une allure résolument moderne et universelle. Cette métamorphose est particulièrement palpable dans Le Penseur, qui compulse des références au Pensieroso de Michel-Ange, à La Mélancolie de Dürer, mais aussi à l’Ugolin de Carpeaux.
Rodin représente donc à la fois la fin d’une ère et le début d’une autre, et son travail constitue le terreau propice à l’éclosion des avant-gardes. « Ce n’est pas lui qui a proposé l’avant-garde, mais ce qu’il a créé a permis aux artistes des générations suivantes d’imaginer autre chose. » Encore traditionnel à certains égards, l’artiste est pourtant totalement stupéfiant d’audace sur d’autres aspects. Notamment son traitement du corps qui revendique une liberté inouïe, une sensualité débridée souvent à la limite de l’animalité. À l’époque, le terme de « rut » est parfois employé pour désigner certains de ses nus animés d’une ardeur subversive. Son approche tactile et impudique du corps transpire encore plus dans ses dessins. Des feuilles d’une modernité sidérante qu’il expose régulièrement. Bien sûr, Rodin n’est pas le premier sculpteur à dessiner, c’est une étape classique du travail préparatoire. En revanche, ses dessins n’ont pas cette vocation-là, il s’agit d’œuvres autonomes et d’avant-garde dans leur licence, mais aussi par les techniques qu’il utilise. Qui sait, par exemple, qu’il est l’inventeur du papier découpé ?
Work in progress
Incroyablement hardi dans son style, Rodin l’est tout autant dans ses méthodes de travail. L’artiste met en effet en place un processus créatif qui frappe par son caractère précurseur qui préfigure des notions indissociables de l’art moderne et contemporain, comme le work in progress, la série, l’assemblage et même le ready-made ! Si ce dernier, résultant de la transformation d’antiques de sa collection, demeure cantonné à l’intimité de l’atelier, ses autres pratiques pionnières sont largement présentées au public. L’artiste conçoit la création comme un processus en perpétuel mouvement. Une œuvre n’est jamais immuable ; il la décompose et la recompose sans cesse en exploitant à l’envi la répétition et la variation. Ce faisant, il place au centre de ses préoccupations non pas le travail fini, mais le processus de création, lequel n’est jamais achevé puisque chaque étape fait évoluer la pratique et la pensée. Cette idée de réinvention permanente est fondamentalement nouvelle et expérimentale. Elle repose sur un répertoire de formes : les abattis. Des bras, des mains, des jambes, mais aussi des têtes dont le Musée Rodin conserve encore des tiroirs entiers.
À partir de ce réservoir d’éléments, il procède ensuite à des assemblages potentiellement infinis. Cette pratique, qui supplante largement le modelage à la fin de sa carrière, a d’abord des vertus pratiques. Elle lui permet de gagner du temps en réutilisant une même figure en différents endroits en variant quelques détails seulement. Il s’agit d’une technique issue de l’artisanat, secteur dans lequel Rodin a commencé sa vie professionnelle. Mais son idée de génie est de s’approprier cette méthode pour la transcender. « Rodin l’utilise et la revendique comme une technique de création et non pas comme une commodité économique », estime Sophie Biass-Fabiani, conservatrice au Musée Rodin. « Cette manière de travailler par séries et d’être incapable de s’arrêter de travailler, mais aussi de finir une œuvre, est extrêmement moderne. Tout comme sa façon de fragmenter le corps et de prendre la partie pour le tout afin de concentrer l’expressivité. » La fragmentation est en effet l’un des aspects les plus surprenants et les plus radicaux de son œuvre.
Cette facette, qui choque énormément le public, est abondamment moquée par la presse satirique, qui raille un tropisme presque pathologique pour la mutilation. Outre l’emblématique Homme qui marche, ou la provocante Iris, les figures partielles sont légion dans sa production. Têtes monumentales, torses, mais aussi de nombreux pieds sont présentés de manière autonome. À la fin de sa carrière, grâce au recours aux techniques de diminution ou d’agrandissement, ces éléments sont souvent traités dans des dimensions incongrues qui renforcent encore leur caractère déroutant. Ces pièces instaurent un rapport totalement nouveau au spectateur et contiennent déjà les germes des audaces des grands sculpteurs du XXe siècle.
1840 - Naissance le 12 novembre à Paris
1857 - Échoue au concours d’entrée à l’École des beaux-arts
1875 - L’Homme au nez cassé est présenté au Salon de Paris
1880 - Début de la réalisation de La Porte de l’Enfer commandée par l’État français pour le Musée des arts décoratifs
1883 - Rencontre Camille Claudel
1900 - Organise son exposition personnelle en marge de l’Exposition universelle à Paris
1917 - Décès à Meudon
EXPOS
« Centenaire Rodin », du 31 mars au 3 septembre 2017. Musée Faure, 10, boulevard des Côtes, Aix-les-Bains (73). Ouvert tous les jours de 10 h à 12 h et de 13 h 30 à 18 h Fermé le mardi. Tarifs : 5 et 2,60 €. Commissaire : André Liatard. www.aixlesbains.fr/culture/museefaure
« Le Baiser dans l’art. De Rodin à Wang Du », du 8 avril au 17 septembre 2017. Musée des beaux-arts, 25, rue de Richelieu, Calais (62). Ouvert tous les jours de 13 h à 18 h Fermé le lundi. Tarif : 4 et 3 €. Commissaire : Florence Guionneau-Joie. www.calais.fr
« Rodin. L’exposition du centenaire », du 22 mars au 31 juillet 2017. Grand Palais, galeries nationales, entrée Clemenceau, avenue du Général-Eisenhower, Paris-8e. Ouvert tous les jours de 10 h à 20 h, les mercredi, vendredi et samedi jusqu’à 22 h, fermé le mardi. Tarifs : 9 et 13 €. Exposition coproduite par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais et le Musée Rodin. Commissariat général : Catherine Chevillot, Antoinette Le Normand-Romain, Sophie Biass-Fabiani, Hélène Marraud, Véronique Mattiussi et Hélène Pinet. www.grandpalais.fr
« Rodin : The Human Experience. Selections from the Iris and B. Gerald Cantor Collections », jusqu’au 16 avril 2017. Portland Art Museum, 1219 SW Park Avenue, Portland (Oregon). Ouvert de 10 h à 17 h, fermé le lundi. Tarif : 19,99 $. portlandartmuseum.org
« Kiefer Rodin », du 14 mars au 22 octobre 2017. Musée Rodin, 77, rue de Varenne, Paris-7e. Ouvert tous les jours de 10 h à 17 h 45, fermé le lundi. Tarifs : 10 et 7 €. Commissaire : Véronique Mattiussi. www.musee-rodin.fr
CINÉ-TV
Rodin. Long métrage de Jacques Doillon. Avec Vincent Lindon. Produit par Les Films du Lendemain. Sortie en France prévue le 24 mai 2017.
Rodin en son siècle. Documentaire de Claire Duguet et Leslie Grunberg. Coproduction Arte France, Schuch Productions, RMN-Grand Palais. Diffusé sur Arte le dimanche 2 avril 2017 à 18 h 15.
Rodin et la Porte de l’Enfer. Documentaire de Bruno Aveillan, Zoé Balthus et Stephan Levy-Kuentz. Coproduction : Arte France, Les Bons Clients, RMN-Grand Palais, avec le soutien de la région Île-de-France. Diffusé sur Arte le dimanche 2 avril 2017 à 22 h 30.
Rodin en héritage. Documentaire d’Augusto Zanovello. Production Camera Lucida, avec la participation de France Télévision. Diffusé dans La galerie de France 5 courant 2017.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°699 du 1 mars 2017, avec le titre suivant : Rodin le scandaleux