Art moderne - Art contemporain

XIXE-XXE-XXIE SIÈCLES

Rodin, l’empreinte belge

À Mons, une exposition souligne le traitement expressif du corps par le sculpteur et l’importance de ses années belges. Elle est ponctuée par des œuvres de Berlinde De Bruyckere.

Mons (Belgique). Que montrer et que raconter de l’œuvre d’Auguste Rodin (1840-1917) qui n’ait déjà été montré ? Les commissaires Antoinette Le Normand-Romain et Christina Buley-Uribe ont répondu à ce défi de plusieurs manières dans l’exposition qu’elles ont conçue pour le Musée des beaux-arts de Mons. D’abord en mettant en évidence comment les six années que le sculpteur a passées en Belgique, entre 1871 et 1877, ont été décisives pour son développement artistique. À commencer par les références aux artistes de la Renaissance flamande et italienne et une vision personnelle et fragmentée du corps. Mais aussi par la qualité des pièces réunies, qui proviennent de musées français mais pas seulement, ainsi que de collections privées, en particulier pour une série de dessins inédits. Le parcours, en deux cents œuvres, marbres, bronzes, plâtres et dessins, suit la logique chronologique pour faire ressentir le passage d’une sculpture imprégnée de classicisme à une sculpture où la puissance expressive du modelé du corps prend le pas sur la fidélité anatomique.

À son arrivée à Bruxelles, Rodin s’était mis au service du sculpteur Carrier-Belleuse pour lequel il a notamment créé des chérubins destinées aux frises de la Bourse. « La Belgique, pays que j’aime comme mon atelier en plein air », dira-t-il en 1906. À cette époque, il réalise aussi des bustes et des compositions décoratives qui connaissent un certain succès. Deux plâtres mis côte à côte, réalisés dans sa période belge, permettent de voir d’où il vient et où il va. Le premier, La Jeune Femme et l’enfant, est charmant et tout lisse, alors que dans le second le buste de Médée semble s’extraire d’un volume abruptement taillé. En Belgique, Rodin a visité les musées et a été fortement impressionné par l’œuvre de Rubens. On peut voir une étude de mémoire du Coup de lance– œuvre attribuée à l’époque à Rubens mais peinte par Antoine Van Dyck –, étude dans laquelle Rodin s’intéresse plus particulièrement au torse du Christ supplicié. L’exposition accorde une large place aux dessins et notamment aux dessins noirs : des corps semblant la proie de convulsions sont plongés dans de dramatiques jeux de lumière où l’influence de Michel-Ange est manifeste, de même que celle des planches anatomiques d’André Vésale, découvert lors de son séjour en Belgique.

Saint Jean-Baptiste est une figure sortie de l’Antiquité par la Renaissance. Rodin la fera sienne [voir ill.]. En la façonnant plus grande que nature, il laissait libre cours à ses talents de sculpteur et contredisait les accusations de moulage sur nature qui l’avaient blessé lorsqu’il avait présenté l’Âge d’airain (1877) à Bruxelles pour la première fois. Il va aussi décliner certains éléments de la figure comme le torse ou la tête.

Rodin-Berlinde De Bruyckere

Rodin a eu un profond impact sur l’art du XXe siècle. Berlinde De Bruyckere (née en 1964 à Gand) ne s’est jamais réclamée de son influence, pourtant on peut établir de troublantes similitudes entre les œuvres des deux artistes. Par exemple la fascination pour le corps et ses métamorphoses, un corps profondément humain et débarrassé de l’idéalisation romantique. Chez De Bruyckere, dont quelques œuvres ponctuent le parcours du musée, la « présence » du corps irradie son travail fait de cire translucide mélangée à des pigments colorés. Particulièrement impressionnante est la figure de l’Archange dressée sur la pointe des pieds et dont on ne sait s’il descend au sol ou s’il s’en élève. Presque entièrement couverte d’une fourrure animale, la figure est confrontée aux Bourgeois de Calais, couverts eux aussi d’une toile tombante.

Trois autres Archanges de Berlinde De Bruyckere ont trouvé refuge dans la collégiale Sainte-Waudru. Coulées dans un mélange de fonte et de plomb, les sculptures semblent avoir été là de toute éternité, dans un saisissant dialogue avec les sculptures en albâtre signées de l’artiste de la Renaissance Jacques Du Broeucq. À l’instar de Rodin, De Bruyckere restitue des fragments de corps ou des corps imparfaits, comme l’illustrent ses dessins gouachés. Elle y joue en toute liberté avec les formes fragmentées, étirées, qui semblent s’allonger dans une matière fluide et incarnée. Entre 1890 et 1900, Auguste Rodin n’a plus rien à prouver. Il était devenu évident pour lui qu’une forme incomplète pouvait être une forme parfaite. Peu importe s’il se passe d’une tête ou d’un pied quand cela rend la sculpture plus expressive, plus « vivante ». Antoinette Le Normand fait remarquer que ces sculptures incomplètes avaient été maintenues à l’abri des regards dans les réserves du Musée Rodin jusqu’en 1982. Témoignent de cette période La Voix intérieure, Grosse femme accroupie à masque d’Iris construite en renversant une figure à l’origine verticale, ou encore ce très puissant Homme qui marche conçu en plaçant sur une paire de jambes un torse de saint Jean-Baptiste. Réalisé une dizaine d’années plus tôt, il est marqué par des signes d’usure et de dégradation. Des œuvres audacieuses qui annoncent la sculpture du XXe siècle.

Au-delà de ces six années de séjour, Rodin a gardé des liens avec la Belgique. Il y a tenu sa première exposition personnelle en 1877, et d’autres par la suite où il a rencontré de nombreux collectionneurs, restés fidèles. L’ouvrage publié à l’occasion de l’exposition montoise revient sur les liens avec les écrivains belges, avec Félicien Rops et George Minne, mais aussi sur l’exposition à la Maison d’art de Bruxelles en 1899.

Rodin, une Renaissance moderne,
jusqu’au 18 août, Musée des beaux-arts, rue Neuve, 8, Mons, Belgique.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : Rodin, l’empreinte belge

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