Art contemporain

Berlinde De Bruyckere, l’art mort et vif

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 28 juin 2022 - 1282 mots

Âmes sensibles s’abstenir. L’œuvre puissamment expressive de l’artiste flamande est exposée cet été dans une grande exposition à Montpellier, la plus ambitieuse jamais présentée en France.

On devait la découverte de Berlinde De Bruyckere, en France, à feu la Maison rouge – Fondation Antoine de Galbert, et à l’exposition que la regrettée institution lui programma en 2005. On doit aujourd’hui son grand retour au MO.CO, qui organise sa première exposition d’envergure en métropole, avec près de soixante œuvres dont six inédites, sculptures et dessins réalisés entre 1999 et aujourd’hui. Un événement pour cette artiste phare de la scène flamande, très appréciée dans le nord de l’Europe et en Allemagne, mais apparemment peu goûtée en France. Peut-être parce qu’il faut avoir le cœur bien accroché devant ses imposantes sculptures faites de cire, de bois, de métal, de textile et de peau d’animal. Corps exténués, membres amputés et décharnés, chevaux agonisants… : peu d’œuvres dans l’histoire montrent avec autant de force la tragique condition humaine et sa finitude. Il y a le Christ convulsé de Grünewald tombant de tout son poids de la Croix dans le Retable d’Issenheim (1512-1516) et celui « mort au tombeau » d’Holbein ; Le Bœuf écorché de Rembrandt (1655) et celui de Soutine (1925), sans oublier l’Agnus Dei de Zurbarán, criant de vérité. En sculpture, il faut regarder du côté de la ronde-bosse polychrome du Moyen Âge, du Transi de René de Chalon de Ligier Richier (1545-1547), du Torse de Clotho chauve de Camille Claudel (1893) et de La Mante de Germaine Richier (1946). Autant d’œuvres et d’artistes « expressionnistes » qui constituent la pesante, mais néanmoins géniale, filiation qui conduit inexorablement à Berlinde De Bruyckere.

la nature et la chair pour étoiles polaires

Berlinde De Bruyckere est née à Gand, en Belgique, en 1964, entourée de champs de bégonias (ses grands-parents étaient fleuristes) et de carcasses de viande (son père, lui, était boucher) : la nature et la chair pour étoiles polaires. Après des premières sculptures minimalistes, l’artiste introduit la figure humaine dans son travail dans les années 1990. D’abord par son absence, dans une série de cellules recouvertes de couvertures sous lesquelles se devine un fantôme, hommage à Louise Bourgeois bien sûr et souvenir du pensionnat dans lequel l’artiste a passé son enfance ; puis, à partir de 1999, par sa présence, dans une série de sculptures représentant des fragments de personnages cachés, là encore, sous une couverture (Femmes-couvertures). Évocation du travail de Beuys (le feutre), ce plaid lui vient des images terribles du génocide du Rwanda et de la famine au Sahel, où l’on voyait ces enfants hagards protégés par une simple couverture, quand celle-ci ne recouvrait tout simplement pas leur cadavre.

À cette époque, Berlinde De Bruyckere introduit un autre motif important dans son travail : le cheval. Lui aussi provient d’images tragiques, cruelles, celles, cette fois, de la Première Guerre mondiale et de ses champs de bataille recouverts de cadavres de chevaux, ces miroirs de l’homme morts pour les hommes. Comme les hommes.

Puissance de l’art flamand

Tout cela nourrit une œuvre imprégnée d’iconographie chrétienne, du martyre à la rédemption, sans autre religion que celle de l’art. Éduquée dans un pensionnat catholique, Berlinde De Bruyckere découvre cette iconographie lors d’une sortie scolaire au Musée des beaux-arts de Gand. Après la visite d’une exposition de Gustave Van de Woestyne, un peintre membre de l’école locale de Laethem-Saint-Martin, la jeune fille s’échappe et découvre alors la riche collection de peinture flamande du musée. Naissance d’une vocation : l’artiste se souviendra longtemps du Portement de Croix de Jérôme Bosch (vers 1515) et de son Christ moqué par d’effrayantes trognes, sa première « expérience physique » de l’art. Flamande jusqu’au bout des doigts, Berlinde De Bruyckere est pétrie de la peinture de Quentin Metsys, de Rogier Van der Weyden et des frères Van Eyck, de leurs Annonciations et de leurs Dépositions de Croix, comme de leur manière de les traiter, avec cette expressivité et ce réalisme qui vous font toucher des yeux les plaies du Christ. De ces aïeuls, Berlinde De Bruyckerere tient les compositions puissantes, le sens de la dramaturgie comme la vérité des chairs. Ses personnages recouverts de peaux de bêtes ne sont-ils pas les descendants des lointains saint Jean-Baptiste qui peuplent les triptyques de la Renaissance flamande ? Et ses monstres ne sont-ils pas les héritiers du Jardin des délices de Bosch ? Mais quand Rogier Van der Weyden donnait à sa Descente de Croix le poids du marbre, Berlinde De Bruyckere, elle, insuffle la légèreté de la peinture à ses sculptures, par la translucidité de la cire, comme par les innombrables couches de glacis qui les recouvrent à la manière de tableaux. Martyre ou rédemption ? Sculpture ou peinture ? « Je me sens plus peintre que sculptrice, avoue l’artiste, surtout ces derniers temps. J’ai beaucoup regardé comment Cranach et Giorgione traduisaient la peau dans leurs tableaux. »

« Je continue mon chemin »

Berlinde De Bruyckere moule à la cire des fragments de corps, le sien ou celui de ses enfants. Puis elle les distord, les ampute, les sculpte, les peint patiemment, les peint encore, les assemble sur une structure de métal avant de les recouvrir de bandelettes de tissu ou de morceaux de peau cousus les uns aux autres. Ainsi naissent ces monstres sans visage dont il émane une inquiétante étrangeté et dont on ne sait pas s’il s’agit de mort ou de vie, de souffrance ou d’extase. « Les œuvres de Berlinde De Bruyckere révèlent une souffrance trouble, ambiguë, où se mêlent la douleur et le plaisir, sinon la jouissance », écrit Benjamin Delmotte. « Tout se passe comme si la chair palpitait encore », poursuit le philosophe [Étonnement, Berlinde De Bruyckere, Furor]. Quand elle ne compose pas ces écorchés, Berlinde De Bruyckere sculpte ou moule des cadavres de chevaux qu’elle recouvre de leur vraie peau récupérée chez un équarisseur d’Anderlecht, près de Bruxelles. La mort encore et, par conséquent, la vie. Au printemps, lorsque nous la rencontrons dans son atelier aménagé dans une ancienne école primaire catholique, Berlinde De Bruyckere met le coup de pinceau final à sa dernière série de sculptures : Arcangelo, soit sept « archanges ». Si la série évoque celle des Femmes-couvertures de la fin des années 1990, ces Arcangelo sont apparus à Berlinde De Bruyckere durant la pandémie de Covid-19, quand l’artiste était confinée dans son atelier. Hommage à toutes ces personnes venues en aide aux autres quand ces autres allaient si mal, ils signent le retour à la figure humaine dont l’artiste s’était un peu éloignée ces dernières années. « Des anges très humains, c’est de cela dont nous avons besoin, nous explique Berlinde De Bruyckere, tout en sachant qu’ils conservent un secret qui n’est pas accessible. »

Recouverts d’une peau de vache, ces archanges n’ont toujours pas de visage, signe de leur universalité. La cire de leurs jambes s’est enrichie de morceaux de fourrure et d’écorces qui leur confèrent cette imperfection si humaine. Quand les œuvres précédentes tombaient de tout leur poids, ces anges semblent au contraire s’envoler, tels des danseurs. Un nouveau tournant dans le travail de Berlinde De Bruyckere ? « Je ne cherche pas à me renouveler. Ce sont les rencontres, les découvertes qui font évoluer mon travail, nous confie l’artiste. Je continue mon chemin. » Et nous, nous la suivons.

 

1964
Naissance à Gand (Belgique), où l’artiste vit et travaille toujours
1987
Installe son atelier dans une ancienne école primaire catholique
2005
Première exposition en France, à la Maison rouge
2013
Représente la Belgique à la Biennale de Venise. La même année, expose à la Collection Lambert, à Avignon (« Les papesses »)
2014
Deuxième exposition à la Maison rouge, où elle présente son travail avec celui de Philippe Vanenberg
Été 2022
Grande exposition monographique au MO.CO, à Montpellier (34)
« Berlinde De Bruyckere »,
jusqu’au 2 octobre 2022. MO.CO, 13, rue de la République, Montpellier (34). Du mardi au dimanche de 11 h à 19 h. Tarifs : 8 à 5 €. Commissaire : Numa Hambursin. www.moco.art

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°756 du 1 juillet 2022, avec le titre suivant : Berlinde De Bruyckere, l’art mort et vif - Portrait

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