Le roman de l’écrivaine de la fin du Xe siècle Murasaki Shikibu a beaucoup inspiré les artistes, depuis les peintres du XIIe siècle jusqu’aux mangakas contemporains.
Paris. Au milieu du XIXe siècle, à la suite d’une maladie des vers à soie en France, des relations s’établissent entre la ville de Lyon et le Japon. En 1872, des tisseurs de soie du quartier de Nishijin à Kyôto se rendent à Lyon pour s’informer sur le métier Jacquard qui pourrait les aider à rentabiliser leur production. En 1876, Seishiji Hasegawa crée le premier métier Jacquard japonais en bois. Il sauvera l’industrie de Nishijin. Un siècle plus tard, un tisseur de Nishijin, maître Itarô Yamaguchi (1901-2007), décide, à l’âge de 70 ans, de consacrer le reste de sa vie à une œuvre réalisée sur métier à mécanique Jacquard, une réinterprétation des rouleaux du roman Le Dit du Genji peints au XIIe siècle et classés « trésors nationaux ». Pour remercier la France de sa contribution technique au tissage de la soie, il offre en 1995 au Musée Guimet ses deux premiers rouleaux du Dit du Genji élaborés en 1986 et 1990. Un troisième les rejoindra en 2002 et le dernier, terminé par l’assistant d’Itarô Yamaguchi, maître Kunio Tamura, en 2008.
Sous le commissariat d’Aurélie Samuel, le musée présente pour la première fois les quatre rouleaux, accompagnés de dessins préparatoires. Entouré d’une équipe, Itarô Yamaguchi a d’abord reconstitué et, s’il le fallait, réinventé les scènes représentées sur les rouleaux peints du XIIe siècle, souvent lacunaires et aux couleurs parfois méconnaissables. Il a réalisé d’innombrables essais de teintures pour aboutir aux tons qu’il avait choisis, mais a aussi créé un programme informatique capable de gérer la complexité du tissage en double étoffe permettant les effets de profondeur et de transparence. Le métier Jacquard est utilisé en combinaison avec d’autres méthodes de tissage de diverses régions du monde pour la fabrication de ces quatre rouleaux mesurant en tout une trentaine de mètres de long sur 37,5 cm de hauteur.
Avant d’accéder à la salle où les rouleaux sont exposés, le visiteur est invité à découvrir le roman et son importance au Japon. Il a été écrit à l’époque de Heian, vers l’an 1000, par une poétesse vivant à la cour impériale, Murasaki Shikibu (vers 973-vers 1014-1025). Le livre a connu un vif succès et, depuis, ses scènes ont donné lieu à nombre de peintures et objets d’art. Le parcours présente le milieu très particulier des écrivaines du Japon médiéval, avec le groupe des « Trente-six poétesses éternelles ». Parmi elles, Ono no Komachi, qui composait des poèmes érotiques, et Sei Shonagon, l’autrice des célèbres Notes de chevet. Roman-fleuve, Le Dit du Genji raconte la vie d’un fils d’empereur (le titre de « Genji » signifie qu’il ne peut lui-même devenir empereur). C’est un parfait homme de cour pratiquant la polygamie – l’usage à l’époque – tout en gardant des relations d’amitié avec les femmes qu’il a aimées. La dernière partie du roman s’intéresse à la génération suivante, le fils du prince né d’un adultère de sa dernière épouse. Le thème est récurrent dans le roman : le prince Genji est lui-même le père du prince héritier du royaume, né de sa relation adultérine avec l’épouse de l’empereur, Murasaki, la Dame du clos aux glycines.
Le Dit du Genji, roman d’amour courtois mais aussi d’amitié, suit un prince dans sa gloire et dans son exil. Il a ses lieux mythiques que tous les Japonais cultivés reconnaissaient dans leur représentation codifiée. Ainsi la ville d’Uji, lieu de retraite spirituelle et aussi de villégiature, est le cadre du dernier chapitre du livre. Elle se reconnaît à son antique pont figuré sur une écritoire du début de l’ère Meiji (1868-1912) et à sa rivière évoquée sur un paravent de l’époque d’Edo, Éventails flottant sur la rivière (début du XVIIe siècle). Un autre paravent de la même époque montre La Tempête, une scène du roman peinte selon le genre pictural du yamato-e, le « toit enlevé » : la scène est visible en plongée. Ce procédé, qui apparaît dès le XIIe siècle pour illustrer le roman, sera repris au XVe siècle par l’école Tosa et restera la norme jusqu’au XIXe, quand l’école Utagawa, qui a donné les grands peintres de l’ukiyo-e, adoptera une forme de perspective à l’occidentale. Dans le yamato-e, les femmes sont vêtues non du kimono mais du junihitoe, formé de douze couches de tissu. Ces conventions sont respectées dans les rouleaux d’Itarô Yamaguchi.
Au XIXe siècle apparaissent les mitate, parodies du Dit du Genji en costumes contemporains, et une nouvelle version du roman, le Dit du Genji provincial de la pseudo-Murasakiécrit par Ryûtei Tanehiko. Une salle consacrée à l’interprétation moderne du Genji permet de comprendre que la plupart des Japonais, aujourd’hui, n’ont jamais lu la version originale de l’œuvre. Pour eux, le Dit du Genji est un dessin animé réalisé en 1987 par Gisaburo Sugii ou un manga dû à Waki Yamato ou à Harumo Sanazaki… Les planches agrandies de la mangaka Inko Ai Takita pour l’adaptation américaine du roman par Sean Michael Wilson, désormais disponible en français, servent de papier peint à cet espace contemporain où l’on peut aussi admirer de délicates illustrations encore inédites d’Harumo Sanazaki.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°625 du 19 janvier 2024, avec le titre suivant : Le « Genji », un mythe japonais qui a traversé le temps