PARIS
Shanghaï. Pour sa première exposition en Chine, la Fondation Cartier pour l’art contemporain s’est donné les moyens de frapper fort et juste.
Elle a d’abord choisi un lieu symbolique (lire l’encadré) et immense : la Power Station of Art (PSA), une ancienne usine située dans un quartier en plein réaménagement. Elle s’est ensuite affranchie d’un propos particulier, ce qui lui permet de présenter des œuvres saisissantes, distrayantes ou émouvantes, parfois les trois à la fois, pour ces seules qualités. D’ailleurs le titre, très général, en anglais « A beautiful Elsewhere » (Un bel ailleurs) n’a pas le même sens que le titre chinois « Paysages inconnus ». Hervé Chandès, le directeur général ; Grazia Quaroni, la directrice de la collection, et Fei Dawei, critique d’art, ont puisé dans les réserves avec pour ligne directrice, outre la recherche d’efficacité visuelle, le lien de la fondation avec les artistes et la pluridisciplinarité des œuvres.
Certaines pièces impressionnent par leur taille, à l’exemple de Kelvin 40, un prototype d’avion futuriste de 8 mètres de long de Marc Newson, ou In Bed, gigantesque sculpture presque aussi longue de Ron Mueck. Parfois la scénographie, signée Adrien Gardère, vient monumentaliser les œuvres. Ainsi en est-il de la série photographique « La France » (2004-2010) de Raymond Depardon. Cette vingtaine de tirages grand format, présentés au MuCEM à Marseille en 2015 les uns à la suite des autres, ont été ici accrochés en ligne sur trois rangées comme un véritable mur. En face, la Petite cathédrale (5 mètres de hauteur tout de même) d’Alessandro Mendini fait contrepoids. Le scénographe a aussi eu recours à la technique de la répétition pour des œuvres plus petites et subtiles telles les céramiques d’Isabel Mendes da Cunha ou de Juana Marta Rodas.
La Fondation Cartier n’a pas hésité à multiplier les grandes et confortables salles de projection vidéo, profitant d’un public a priori captif pour l’alerter sur des situations d’urgence : la disparition de populations (les Guarani du Brésil) ou communautés (nomades, fermiers) dans un film de Raymond Depardon (Hear Them Speak, 2008), ou l’accélération des migrations et leurs causes dans EXIT (œuvre collaborative de 2008 produite par Diller Scofidio + Renfro). Ce film spectaculaire se nourrit de nombreuses données statistiques. C’est en effet une des caractéristiques de la programmation d’Hervé Chandès que de mettre à l’honneur la science, à la fois pour le savoir qu’elle produit et pour son esthétique. Jean-Michel Alberola a ainsi filmé la main du mathématicien – devenu depuis député – Cédric Villani, inscrivant des formules mathématiques à la craie blanche sur un grand tableau vert.
Les artistes exposés témoignent du caractère international de la démonstration. Outre les créateurs déjà cités, le contingent français se limite à Jean-Michel Othoniel, Moebius, Christian Boltanski et Marc Couturier. Les Chinois ne sont bien évidemment pas absents. Fei Dawei, tête chercheuse de l’art contemporain chinois depuis les années 1980, a soigneusement évité les porte-drapeaux rouges d’usage (Yue Minjun, Zeng Fanzhi) au profit d’artistes plus internationaux tel Huang Yong Ping ou inédits comme le très intéressant Li Yongbin.
Présent par deux œuvres issues de la collection, dont une version décorative de drapeau pour la série commandée pour l’occasion à des dizaines d’artistes et installée sur l’esplanade, Boltanski l’est plus encore par une très grande rétrospective spécifique qui occupe tout le rez-de-chaussée du PSA, jusqu’à la tour cheminée. Il y déploie ses œuvres habituelles sur la disparition, lesquelles, ici, dans le souvenir de Chine de Mao et ses dizaines de millions de morts causées par le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle, prennent une dimension aussi tragique que la Shoah.
Le visiteur chinois ne fait sans doute pas la distinction entre les deux expositions, d’autant qu’elles se déroulent pendant la saison culturelle annuelle française en Chine. Attiré par la notoriété et l’image flatteuse de la marque de luxe Cartier, il ressort de l’exposition de la Fondation riche d’une expérience très visuelle, pédagogique, et sans faute de goût si ce n’est qu’elle est un soupçon trop sage.
Musée d’art contemporain. La Power Station of Art à Shanghaï est l’équivalent de la Tate Modern, une ancienne usine électrique rénovée (en moins brutaliste) et transformée en lieu d’art contemporain. Comme à Londres, le PSA dispose d’une immense halle pour accueillir des installations artistiques hors norme. Il s’inscrit tout doucement dans le paysage international comme un lieu de référence, ainsi c’est lui qui organise la Biennale de Shanghaï, dont la 12e édition aura lieu l’an prochain. Mais la PSA est une exception dans un réseau surtout constitué de musées privés créés par les nouvelles fortunes locales. Shanghaï, la capitale économique de la Chine, en compte plusieurs de renommée internationale, bien que celle-ci ne soit pas toujours justifiée : le Yuz Museum, le Long Museum… Ce premier musée public d’art contemporain en Chine, et sans doute le plus important malgré sa jeunesse, a été créé en 2012, mais ne dispose pas encore de collection permanente. En cela il illustre le peu de considération des autorités chinoises pour l’art contemporain local ou international d’avant-garde, cause d’un retard considérable pris dans la constitution de collections publiques des XXe et XXIe siècles.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°503 du 8 juin 2018, avec le titre suivant : La Fondation Cartier fait sensation à Shanghaï