Un temps boudé par les spécialistes, le mouvement qui doit son nom à Claude Monet voit le regard porté sur lui évoluer à la faveur d’une nouvelle génération d’historiens de l’art.
Sacrilège ! Il ne vous viendrait évidemment jamais à l’esprit de marcher sur une œuvre de Monet. Et pourtant, l’artiste a bel et bien fait tisser des tapis de ses iconiques Nymphéas par la Manufacture de la Savonnerie. Cette démarche textile, si elle demeure marginale dans sa carrière, cache en réalité toute une forêt d’œuvres décoratives que l’on n’avait jusqu’ici pas vues… ou pas voulu voir. Il faut dire que l’étiquette décorative, longtemps péjorative, ne cadrait pas avec l’image héroïque de cette avant-garde ayant édicté l’autonomie totale de l’œuvre d’art et posé les jalons de notre conception moderne de la peinture. Or Monet, comme la quasi-totalité de ses coreligionnaires impressionnistes, s’est illustré dans le registre décoratif et ne s’en est au demeurant pas caché, baptisant certaines de ses œuvres « panneau décoratif » ou « grandes décorations » comme dans le cas du cycle des Nymphéas. Ces immenses tableaux constituent le point de départ de l’exposition qu’organise ce printemps le Musée de l’Orangerie révélant au grand jour un pan insoupçonné de l’histoire de ce mouvement. Cette exposition, comme le livre de Marine Kisiel paru à l’automne dernier [lire p. 126] et d’autres projets de recherche et d’expositions, sont symptomatiques d’une tendance de fond qui dépoussière singulièrement la vision compassée de l’impressionnisme. En effet, des initiatives vivifiantes renouvellent actuellement l’approche de cette peinture devenue si familière, et presque un peu ringarde, à force d’être reproduite sur toutes sortes de produits dérivés. Totalement institutionnalisée et célébrée, cette peinture aimable était devenue une véritable tarte à la crème de la visite au musée et de notre culture visuelle ; un art léger et facile, synonyme de peinture de l’instant et du bonheur de vivre. Ces expositions, livres et études universitaires tentent au contraire de lui rendre sa portée radicale, sa force plastique, sa complexité, son interaction avec les autres mouvements, et même ses enjeux intellectuels.
C’est l’image d’Épinal que l’on a tous inconsciemment quand on pense à l’impressionnisme. Un artiste, sa toile sous le bras, partant à l’assaut de son motif afin de capturer la fugacité de l’instant, les effets changeants de la lumière ou le spectacle de la vie moderne. Cette œuvre réalisée en toute indépendance est ensuite déposée chez son marchand ou directement proposée aux amateurs lors d’expositions. Cette vision n’est en réalité qu’une des facettes de leur travail. En premier lieu parce qu’ils n’ont pas réalisé que des tableaux de chevalet mais se sont confrontés à toutes sortes de supports et techniques : éventails, grands panneaux décoratifs, vases, carreaux de céramique, allant parfois jusqu’à peindre à même le mur à l’image de à l’image de Cézanne décorant le Jas de Bouffan. Une diversité qui s’explique tant par leur désir d’expérimenter que par des enjeux économiques. Cette stratégie économique est aussi à l’origine des tableaux d’appel, ces compositions florales monumentales que l’on observe notamment dans la production de Manet, Renoir et Monet. Ces natures mortes de grande dimension ont en effet pour but d’attirer des commanditaires grâce à un motif « stéréotypé » qui est alors très à la mode et qui peut se fondre dans la décoration de tout intérieur. Outre cette production, les artistes présentent aussi des œuvres désignées comme décoratives mais qui n’ont pas forcément été réalisées pour un lieu spécifique. Elles fournissent un échantillon des thèmes que l’artiste peut traiter. Le message au potentiel acheteur est clair : ce peintre peut faire œuvre de décorateur et réaliser un environnement sur mesure pour votre demeure. L’examen de leur corpus montre d’ailleurs que les artistes ont parfois représenté des sujets singuliers pour répondre à la demande de leur commanditaire. Dans le grand décor conçu par Monet pour le château du collectionneur Ernest Hoschedé, l’artiste représente ainsi le parc de ce château situé à Montgeron, dans l’Essonne. Il immortalise aussi le maître des lieux s’adonnant à son loisir préféré, la chasse, et même les dindons picorant la prairie de la propriété. Autant de motifs qui tranchent clairement dans sa production. « Le rapport des impressionnistes au décoratif, mais aussi plus largement aux arts dits mineurs, est un sujet qui a été totalement négligé. Or, cela rebat les cartes car, quand on parle de décoration, se pose inévitablement la question de s’adapter à une commande. On n’est plus uniquement dans la perspective du créateur isolé, complètement libre : il y a des contraintes économiques, mais aussi de format et de goût », remarque Sylvie Patry, directrice de la conservation et des collections du Musée d’Orsay, commissaire de l’exposition « Le décor impressionniste ». « Envisager les impressionnistes à travers cette variété de techniques et de supports apporte un éclairage nouveau sur leur intérêt pour les arts appliqués et leur désir de questionner la hiérarchie des arts. Cela nous conduit à sortir de la seule vision formaliste qui a longtemps prévalu. On n’est plus uniquement dans cette notion de peinture pure, optique, d’une peinture sans contexte. » Explorer le registre décoratif ouvre en effet des perspectives inattendues, parfois totalement à rebours de la légende. Contrairement à une image tenace de mouvement rebelle, on découvre ainsi qu’il a même existé un décor officiel impressionniste. Mary Cassatt s’est en effet vu confier une commande publique des plus prestigieuses, une décoration monumentale de dix-huit mètres de longueur destinée au Pavillon des femmes de l’Exposition universelle de Chicago de 1893.
Examiner l’impressionnisme à travers le prisme du décoratif et des arts appliqués offre en effet une autre vision de leur art : une approche plus riche et conceptuelle. Car ce pas de côté force à revoir certaines certitudes et chronologies, notamment sur la porosité entre la peinture et les pratiques « mineures ». Ce postulat est en effet traditionnellement attribué à la génération suivante, celle des nabis et plus largement les postimpressionnistes, de Bonnard à Matisse en passant par Vuillard, Denis et Gauguin. Les impressionnistes ont en réalité anticipé cette démarche, que l’on présente souvent comme une rupture. Avec le vocabulaire qui leur est propre, ils ont expérimenté via le décoratif une manière de créer immersive. Les œuvres sont ainsi pensées dans leur rapport non seulement avec le support mais aussi avec le spectateur et construites afin d’intégrer le regardeur dans la composition ou le projeter dans un ailleurs. « On n’a pas l’habitude de présenter les impressionnistes comme des artistes élaborant un discours sur l’art. Or, ce ne sont pas simplement des yeux, pas seulement des gens qui répondent à la vivacité de la vie moderne avec l’impression, mais ce sont aussi des gens qui réfléchissent à ce qu’est un tableau sur mur, pour qui il est réalisé, comment et pourquoi », explique Marine Kisiel, auteure de La Peinture impressionniste et la décoration. « Les envisager de cette manière permet de dégoupiller pas mal de questionnements et cela permet de les replacer dans leur temps, pas uniquement dans histoire de l’art qui ne se pense qu’en termes de rupture ». En explorant ce volet méconnu, la chercheuse a en effet mis en évidence d’insoupçonnées velléités de théorisation. Velléités d’autant plus inattendues qu’elles émanent de l’artiste chez qui on s’attend le moins à les débusquer : Renoir.
De fait, ce n’est pas lui faire injure que de reconnaître qu’il n’est pas celui que l’on imagine comme le plus grand cérébral de la bande. Et pourtant, « dès 1877, il rédige des lettres pour le journal L’Impressionnisme publié par Georges Rivière dans lesquelles il évoque l’ornementation sculpturale dans le cadre de l’architecture. Ensuite, il écrit les brouillons d’une Grammaire dédiée à tous ceux qui aiment l’art et à ceux qui veulent en faire leur carrière, et il cherche à créer une nouvelle société d’artistes baptisés Les Irrégularistes », détaille la spécialiste. « Le but de tout cela, c’est de redire la suprématie française dans le domaine des arts décoratifs et de rompre avec le primat de l’œuvre de chevalet pour retourner à l’œuvre qui s’applique à l’environnement. » Le peintre prend ainsi la plume pour théoriser ce qu’est pour lui la création artistique, à savoir la création d’une œuvre qui fait sens parce qu’elle est apposée dans un espace pour un regardeur qui va interagir avec elle. L’artiste se fait le chantre de l’embellissement de l’environnement, expliquant qu’une de ses missions est d’« égayer les murs » de ses contemporains. Plus étonnant, le peintre prend aussi sa plume pour remplir le document le plus prosaïque qui soit : un formulaire administratif. Les recherches de la docteure nous révèlent en effet une aventure totalement méconnue qui a mobilisé Renoir, mais aussi Caillebotte et Legrand, un commis de Durand-Ruel. Ce trio a en effet fondé une société pour l’exploitation d’un ciment servant à peindre des portes, des chambranles ou encore des plafonds. Leur ambition est de produire des peintures préfabriquées et de vendre des éléments décoratifs à la découpe. Nos artistes à la fibre entrepreneuriale exposent même à l’Exposition universelle de 1878 dans la section génie civile ! Esthétiquement, il semble hélas que le résultat n’ait pas été à la hauteur de leurs espérances. Mais, à défaut d’avoir produit d’inénarrables chefs-d’œuvre, cette tentative les place toutefois dans une surprenante position d’expérimentateurs mais aussi dans la posture inattendue d’entrepreneurs tentant d’appliquer les beaux-arts à l’industrie. Des artistes prenant donc part à un débat alors très important dans lequel on n’inclut d’ordinaire pas les impressionnistes.
L’évolution du regard sur ce mouvement est étroitement liée au retour de flamme universitaire pour ses artistes. Un temps boudés par les chercheurs, ces créateurs bénéficient d’un net regain d’intérêt de la part de jeunes historiens. « En France, l’impressionnisme était moins sous les radars et, tout à coup, on a été une petite phalange à remettre cette question sur le devant de la scène avec des prismes assez différents », confirme Marine Kisiel qui a soutenu sa thèse en 2016. Ces cinq dernières années, plusieurs thèses aux sujets inédits ont ainsi été défendues par de jeunes historiens de l’art, dont Emma Cauvin, Félicie Faizand de Maupeou, Matthieu Léglise ou encore Brice Ameille. Portant sur la réception des artistes au XXe siècle, leurs liens avec d’autres mouvements, l’histoire des expositions, mais aussi l’historiographie, ces sujets ouvrent de nouvelles perspectives. Cette volonté d’élargir le spectre et de sortir de la micro-histoire pour porter un regard plus large et transdisciplinaire irrigue également la programmation des musées. Les institutions multiplient ainsi les angles d’attaque inédits afin d’envisager autrement cette période si riche et complexe dont on pensait à tort tout savoir. « Il y a un facteur générationnel car les jeunes conservateurs voient les choses d’un œil nouveau et n’ont plus envie de faire des monographies blockbusters dont on a un peu fait le tour », avance Cyrille Sciama, directeur du Musée des impressionnismes Giverny. « L’autre aspect, c’est le facteur économique : on peut faire des expositions avec moins d’œuvres mais un vrai propos qui permet de décentrer le regard. Il faut aller chercher le public avec des propositions stimulantes, lui montrer des choses inédites. » Le MDIG multiplie ainsi les confrontations, comme ce printemps le dialogue très attendu entre Monet et Rothko, soulignant le rôle de précurseur des avant-gardes des impressionnistes. Une influence flagrante que l’on n’a redécouverte que récemment. Il explore aussi des terrains en friche, quitte à briser des tabous. En 2024, le musée prépare ainsi un projet décapant sur la photographie impressionniste. Battant en brèche la légende selon laquelle les artistes n’ont travaillé que sur le motif, l’exposition dévoilera les sources utilisées par les artistes pour réaliser certains tableaux.
"Le décor impressionniste" à l’Orangerie
Les expositions impressionnistes se suivent et ne se ressemblent pas. C’est ainsi un pan follement original et époustouflant de ce mouvement qui se dévoile dans ce projet ressuscitant l’ambition décorative des membres du groupe. Le parcours réunit des assiettes, des éventails, des tapis, des dessus-de-porte, et même des portes peintes, mais aussi des vases, des carreaux de céramique, un miroir, sans oublier une plaque qui ornait jadis une jardinière ! L’accrochage présente également plusieurs ensembles picturaux démantelés ainsi que des cycles encore intacts mais méconnus car conservés dans le secret de collections particulières. Outre l’intérêt de son sujet, l’exposition vaut en effet surtout le détour pour la quantité d’œuvres inédites, ou du moins très rarement exposées. Riche en découvertes, l’accrochage permet, entre autres, de contempler le délicat cycle des Quatre saisons de Pissarro, mais aussi le décor baroque inspiré de l’opéra Tannhäuser réalisé par Renoir pour l’atelier de Blanche.
Isabelle Manca-Kunert
« Le décor impressionniste »,
jusqu’au 11 juillet 2022. Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde, Paris-1er. Tous les jours sauf le mardi, de 9 h à 18 h, tarifs de 10 à 12,50 €. Commissaires : Sylvie Patry et Anne Robbins. www.musee-orangerie.fr
Attention, événement ! Le Musée des impressionnismes Giverny confronte deux légendes : le maître des lieux, Monet, et son fils spirituel inattendu, Mark Rothko. On le sait peu mais le géant de l’expressionnisme abstrait révérait en effet le peintre normand et voyait même en lui le père de la modernité. Pourtant, aucune exposition n’avait jusqu’à présent fait dialoguer leurs œuvres. C’est désormais chose faite dans un parcours qui met en résonance sept œuvres de Monet et six de Rothko ; un exploit quand on sait la difficulté à obtenir le prêt d’une seule des toiles magnétiques de l’Américain. Ces dialogues sont égrenés dans trois salles aux ambiances différentes afin de proposer une véritable expérience au visiteur. Car, pour magnifier cette rencontre, l’accrochage joue résolument la carte de la contemplation et de la sensation en travaillant sur les sons et la lumière. Cette immersion sensible dans la couleur, la peinture et la matière s’annonce comme une des expositions les plus grisantes du printemps.
Isabelle Manca-Kunert
« Monet/Rothko »,
jusqu’au 3 juillet 2022. Musée des impressionnismes Giverny, 99, rue Claude-Monet, Giverny (27). Tous les jours de 10 h à 18h. Tarifs : de 9 à 6 €. Commissaire : Cyrille Sciama. www.mdig.fr
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Dépoussiérer l’impressionnisme
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°753 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Dépoussiérer l’impressionnisme