Il y a un siècle et demi, la mythique exposition de 1874 « inventait l’impressionnisme » en produisant un narratif romancé. L’histoire de l’art a entrepris de corriger la légende, grâce à l’étude du contexte de l’époque et des intentions des protagonistes. La nouvelle exposition du Musée d’Orsay s’inscrit dans cette relecture.
Longtemps l’affaire semblait entendue. Le 15 avril 1874 marquait l’entrée fracassante dans la modernité artistique et l’irruption du concept des « avant-gardes ». Une naissance dans la douleur où un groupe de courageux rebelles aurait renversé la table, ébranlé le système, et même secoué la société française tout entière. Une bande d’enragés, prêchant l’art pour l’art sous les quolibets des imbéciles et qui allait entrer dans l’histoire sous le nom d’« impressionnistes ». Ce récit romanesque a bercé des générations d’étudiants, fasciné les foules et donné du grain à moudre à quantité de fictions. Au point de devenir une image d’Épinal qui a éclipsé une réalité plus nuancée, mais non moins passionnante. « 1874 n’a pas été le scandale que l’on imagine, résume Cyrille Sciama, directeur du Musée des impressionnismes de Giverny. Il n’y a pas eu d’émeute ; cela a été un événement relativement confidentiel. La France sort tout juste de la guerre, la période est très tendue politiquement et le pays est en train de se reconstruire. Il ne se passionne donc pas pour des histoires de peinture, un loisir élitiste. La vérité c’est que cette exposition n’a pas eu un grand retentissement. »
Fait révélateur, cette manifestation, montée par la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs – coopérative créée quelques mois avant – n’a été documentée par aucune image. Un comble pour un événement qui s’est déroulé dans les anciens ateliers du photographe Nadar ! L’une des expositions les plus célèbres de l’histoire n’est ainsi connue que par son catalogue, quelques recensions dans la presse et des chiffres édifiants. Contrairement aux récits arrangés par la suite, ces données dessinent une réalité plus fidèle, qui va à rebours de nombre d’idées reçues. Loin de concentrer tous les regards, l’exposition n’a ainsi été vue que par une poignée de personnes. « C’est un phénomène qui a été grossi par l’historiographie : on sait qu’elle a été fréquentée par 3 500 visiteurs, explique Sylvie Patry, conservatrice générale du patrimoine et commissaire de “Paris 1874. Inventer l’impressionnisme ”. Ce n’est pas beaucoup car, à titre d’exemple, la même année à Paris une exposition privée d’un format équivalent a dépassé les 8 000 visiteurs. Sans même parler du Salon, qui accueille près de 300 000 personnes ».
Autre chiffre marquant : quatre. C’est le nombre d’œuvres vendues lors de l’exposition. Un four cuisant pour une société coopérative dont la prospérité repose sur le partage des gains. Les élus sont un tableau de Gaston La Touche, un paysage d’Alfred Sisley, Le Déjeuner de Monet et La Maison du pendu de Cézanne. Un petit miracle car le maître d’Aix-en-Provence a été le plus moqué des exposants. Sa Moderne Olympia a fait l’unanimité contre elle et cristallisé les ricanements. Commentées, les œuvres ont aussi été critiquées par les professionnels mais, là encore, pas uniquement à charge. « On dénombre environ 50 articles de presse, développés à des degrés divers, précise Sylvie Patry. Une trentaine seulement comprend de véritables commentaires sur les œuvres et les artistes ; ce qui est assez modeste ».
La postérité n’a retenu que les critiques fielleuses, notamment le célèbre article satirique de Louis Leroy dans Le Charivari qui a forgé par dérision le terme « impressionniste ». Mais Leroy n’était pas un critique influent et son papier n’a eu qu’un écho limité. Autre surprise, l’œuvre qui catalyse sa hargne et qui est souvent présentée comme le fer de lance du mouvement est fort peu remarquée. Impression, soleil levant, de Claude Monet, passe presque inaperçue et il est le seul critique qui la mentionne. Le rôle de Leroy, omniprésent dans tous les récits sur le mouvement a ainsi été exagéré. De même que la virulence supposée de la réception de cette nouvelle peinture. Si l’accueil du grand public n’a clairement pas été à la hauteur de leurs attentes, en témoignent les ventes médiocres, le regard du milieu et de la presse n’a pas été aussi catastrophique que le veut la légende. « Quand on regarde dans le détail, on observe qu’ils ont plutôt eu des critiques assez bienveillantes, assez positives, ou alors ambiguës », note Sylvie Patry.
Le tableau que tout le monde remarque c’est Le Déjeuner, un très grand format de Monet. Le Normand est d’ailleurs celui dont les critiques parlent le plus, suivi par Renoir et Degas. Un trio talonné par Berthe Morisot, abondamment citée aussi. « Renoir frappe très fort avec des œuvres ambitieuses qui montrent l’étendue de son savoir-faire : des scènes de la vie moderne, des tableaux de figures et des fleurs », souligne Anne Robbins, conservatrice au Musée d’Orsay et commissaire de l’exposition. « Il expose des pièces majeures qui sont très appréciées, comme La Loge et une Parisienne vêtue à la dernière mode ». Dans Le Gaulois, Léon de Lora ne tarit pas d’éloges sur cette « jolie figure debout, effet de bleu sur bleu très étonnant ». Regrettant de ne pas avoir eu le temps de tout admirer, le journaliste reconnait dans les mêmes colonnes : « Nous avons cependant remarqué une certaine quantité de toiles qui nous paraissent dignes de fixer l’attention du public. »
Même son de cloche dans les pages du Rappel, où son confrère Ernest d’Hervilly écrit à propos de l’exposition : « On ne saurait trop encourager cette entreprise hardie, depuis longtemps conseillée par tous les critiques et par tous les amateurs. » Et de louer « une tentative des plus intelligentes et des plus pratiques, qui aura pour résultat de mettre en contact direct le public et les artistes ». Pour le reporter, « plusieurs [œuvres] sont des révélations véritables ». Il célèbre tout particulièrement « M. Degas dont les études de danseuses vont être la curiosité de tout Paris » ainsi que « Sisley, dont les paysages sont exquis ». Mais c’est surtout Monet qui lui tape dans l’œil avec « une vue du boulevard ensoleillé où la trépidation et la kaléidoscopie de la vie parisienne sont rendus avec infiniment de grâce et d’esprit ». On est donc loin de la condamnation unanime qui aurait frappé les impressionnistes à leurs débuts.
Les observateurs félicitent aussi le soin porté à l’accrochage : Le Gaulois nous apprend que les « ouvrages sont exposés dans un excellent jour et placés seulement sur un ou deux rangs, ce qui facilite les appréciations des connaisseurs ». Une précision qui n’est pas qu’esthétique, car cette disposition joue grandement sur la possibilité d’exister aux yeux du spectateur, contrairement au Salon et ses cimaises surchargées où il est bien difficile de sortir du lot. L’une des principales motivations des artistes présents est d’ailleurs d’avoir la main sur les différents aspects de l’exposition. « Toutes les décisions sont prises de manière collégiale, cela fait partie de l’état d’esprit de l’organisation. Ce sont les artistes qui font l’accrochage et le catalogue. Ils décident aussi du calendrier notamment l’ouverture en nocturne qui est une nouveauté, détaille Anne Robbins. Ils veulent reprendre le pouvoir sur la présentation de leur travail. » Ils misent aussi sur le hasard car, nous apprend le règlement, « une fois les ouvrages rangés par grandeur, le sort décidera de leur placement ». Il ne faut toutefois pas surestimer le caractère fortuit de la présentation car on sait que c’est Renoir qui supervise l’accrochage. Une mainmise qui n’est pas étrangère au fait que ses œuvres soient les mieux mises en valeur dans la première salle ! « Autre point crucial, les exposants peuvent décider du nombre de pièces qu’ils peuvent montrer, nombre qui n’est pas limité, contrairement au Salon », précise Anne Robbins. Une clause qui explique l’engouement pour cette initiative, qui a séduit une trentaine d’artistes.
Car même si le marché montre des signaux encourageants, la crise économique fait toujours rage. Les artistes recherchent une visibilité maximale et des canaux nouveaux pour exister dans un paysage contrasté et concurrentiel. Rien qu’en 1874, on recense 25 expositions privées organisées par des indépendants ou le plus souvent par des marchands. Or ces derniers prélèvent des commissions importantes, d’où la volonté des peintres de s’associer en coopérative. Un modèle novateur inspiré à Pissarro par la coopérative des boulangers de Pontoise, qui offre une marge d’action inédite aux exposants. Ce statut, inspiré aussi des idéaux libertaires de la Commune de Paris, repose sur l’idée de mettre l’argent en commun et de se partager les bénéfices. Pour être rentable, cette organisation suppose de rassembler un nombre important d’artistes. Une nécessité qui explique l’hétérogénéité des premiers exposants. Sur les 31, sept seulement font ainsi partie des impressionnistes. Les autres appartiennent à des esthétiques plus conventionnelles et exposent, pour la majorité, en parallèle au Salon officiel cette année-là…
Là encore, les relations entre les peintres impressionnistes et le Salon sont plus subtiles qu’il n’y paraît. Leur désir de s’unir en société anonyme coopérative nait d’un refus du caractère autoritaire et arbitraire du jury, dont les choix ne semblaient ni clairs ni rationnels. Sans être sur une liste noire, leur admission dépendait du bon vouloir du comité, qui tantôt les acceptait tantôt les refusait, sans logique apparente. Les protagonistes du groupe ont ainsi tous déjà exposé au Salon. Mais ont aussi essuyé de nombreux refus, alors même que des œuvres novatrices sont parfois acceptées. Par exemple, en 1874, le jury accepte Le Chemin de fer de Manet qui coche pourtant toutes les cases impressionnistes.
Les sociétaires ne recherchent toutefois pas un bras de fer avec l’institution, en rejouant le Salon des refusés. « Leur hantise c’est d’apparaître comme des parias, avance Sylvie Patry. Leur stratégie est au contraire de se légitimer, et d’ailleurs, pour ne pas apparaître comme des rejetés, ils ouvrent l’exposition quinze jours avant le Salon officiel, afin de montrer que c’est eux qui refusent d’y participer et non l’inverse ». Leurs contemporains ont d’ailleurs bien compris les motivations de cette coopérative. « C’est la manifestation libre d’un certain nombre d’esprits originaux et indépendants », résume Le Rappel. Tandis que Le Gaulois émet un souhait : « Nous serions très heureux de voir réussir les artistes de cette nouvelle société. Leurs efforts méritent d’être encouragés ». Ce vœu sera largement exaucé par la suite.
Un retour à l’époque des peintres
Le Musée d’Orsay propose un palpitant voyage dans le temps en faisant revivre la mythique exposition des impressionnistes, inaugurée il y a cent cinquante ans. Le parcours riche de 130 œuvres d’esthétiques et de techniques variées reconstitue l’événement en le remettant dans son contexte pour sortir d’une lecture caricaturale. Fruit d’un vaste travail scientifique ayant permis de retracer le corpus, l’exposition dévoile l’éclectisme insoupçonné de cette manifestation. Les scènes de la vie moderne et paysages croqués sur le motif dialoguent ainsi avec des tableaux plus conventionnels et des gravures. Les grands succès de Monet, Renoir, Cézanne et Morisot retrouvent les œuvres plus confidentielles d’Édouard Brandon ou d’Antoine Ferdinand Attendu, avec qui ils avaient partagé les cimaises en 1874. L’atmosphère de cette année charnière est, de plus, évoquée par la présence des tableaux ayant triomphé au Salon de l’Académie des beaux-arts la même année, comme l’étonnant Saint Laurent, martyr, de Pierre Lehoux qui avait décroché le premier prix.
« Paris 1874. Inventer l’impressionnisme »,
Musée d’Orsay, esplanade Valéry Giscard-d’Estaing, Paris-7e, du 26 mars au 14 juillet.
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La nouvelle histoire de l’impressionnisme
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°773 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : La nouvelle histoire de l’impressionnisme