FRANCE
Si on les regarde de près, les collections des Frac témoignent de quelques partis pris d’acquisition et d’intuitions, qui se sont parfois transformés en trouvailles. Un état des lieux inédit.
32 600 œuvres : mises bout à bout, les collections des 23 Frac (Fonds régionaux d’art contemporain) constituent une formidable collection d’art contemporain et à ce titre, suscitent de nombreux fantasmes. Depuis la création, en 2013, d’un portail internet recensant l’ensemble des acquisitions, il est maintenant possible de les inventorier dans le détail – même si, pour une petite poignée d’établissements, les données ne sont pas à jour.
En consultant cette base de données, on apprend ainsi que parmi les quelque 5 692 artistes répertoriés en 2017, c’est le peintre Emmanuel Pereire (décédé en 1992), qui arrive en tête pour le nombre d’œuvres détenues dans les collections, avec 225 dessins, peintures, collages, assemblages et photographies acquis par le Frac des Pays de la Loire (et 226 au total). Dans les années 1990, Jean-François Taddei, alors directeur de l’établissement, avait en effet remarqué et apprécié ce travail méconnu, malgré une petite exposition au MoMA de New-York dès 1972, et une rétrospective à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Jouy-en-Josas, en 1987. Raymond Hains arrive en troisième position – derrière Christine Deknuydt , artiste tôt disparue mais très bien représentée au Frac Grand Large-Hauts de France après une importante donation en 2018. Le Nouveau Réaliste Hains est présent dans dix collections, en particulier au Frac Bretagne, qui possède de nombreuses œuvres graphiques, et au Frac Champagne-Ardenne, où sont regroupées une installation, deux sculptures et 54 photographies. Claude Closky, grand producteur de multiples, arrive en quatrième position, devant Arnaud Labelle-Rojoux. Pour sa part, Mathieu Kleyebe Abonnenc, né en 1977, se situe à la lisière du top 10. Le Frac Lorraine suit de près son travail centré sur l’histoire de la colonisation, dont il a acquis en 2016 l’important ensemble de lettres et objets Against All Firearms, Highway Robbers, Incendiaries, Witches and Evil Spirit. Cet ancien pensionnaire de la Villa Médicis, vu dans de nombreuses foires et expositions, dont Statement à Bâle, défendu par la galerie Marcelle Alix, est également présent dans les collections de trois autres Frac. Fabrice Hyber est en 14e position pour le nombre d’œuvres acquises, talonné par Richard Fauguet. Saâdane Afif, en 28e position avec 55 œuvres, est régulièrement acheté depuis 2000, par un peu plus de la moitié des Frac.
4 400 artistes (soit 77 % du total) ont moins de cinq œuvres dans les collections des Frac, et 2 312 d’entre eux n’en ont qu’une seule. Parmi ceux qui sont rentrés dans les collections en 2016, 70 % faisaient l’objet d’un premier achat. C’est la photographie qui est la mieux représentée, avec près de 7 000 œuvres, devant les dessins (4 500), la peinture (4 000) et la sculpture (2 350). On compte aussi 1 900 installations, le reste étant constitué essentiellement de multiples (estampes, vidéos, livres…).
Les artistes français préférés
On remarque qu’une vingtaine d’artistes français sont achetés sur la durée par de nombreux Frac. 74 dessins, vidéos, installations, peintures, sculptures, publications, etc. de Fabrice Hyber sont ainsi présents dans quinze collections, et 46 œuvres de Jean-Michel Alberola réparties dans quatorze Frac. Le travail de Saâdane Afif, Bertrand Lavier, Claude Closky a intégré treize collections. Suivent Christian Boltanski, Annette Messager, Mathieu Mercier, Bernard Frize, Sarkis, Michel Blazy, Claude Viallat, Alain Séchas et Éric Poitevin, présents dans douze fonds régionaux. Jean-Luc Moulène, Xavier Veilhan, Philippe Cognée et Ange Leccia sont, pour leur part, identifiés dans onze collections, et Sophie Calle, Claude Lévêque, Jean-Marc Bustamante, Pierre Huyghe, Claude Rutault, Tania Mouraud, Olivier Debré et Raymond Hains dans dix collections.
D’après l’association Platform réunissant les 23 Frac de l’Hexagone, la part d’artistes femmes dans les collections est de 32 % – si l’on retient très arbitrairement le sexe masculin pour les duos mixtes. Sur les 50 artistes, dont les œuvres sont les plus achetées, on en dénombre seulement cinq : Christine Deknuydt, Anne-Marie Schneider, Isabelle Arthuis, Annette Messager et Sophie Ristelhueber. Quant à la répartition entre artistes français et artistes étrangers elle serait, d’après Platform, à l’équilibre.
Des collections valant souvent plus de 20 millions d’euros
La valeur de ces corpus est difficile à estimer. Inaliénables, donc non susceptibles d’être revendues, les collections des Frac (des associations de droit privé) se construisent a priori en dehors de toute considération marchande. Le prix des œuvres n’en a pas moins souvent augmenté depuis leur achat, en particulier pour celles acquises il y a plus de trente ans : soit l’œuvre de l’artiste, aujourd’hui décédé, a été reconnue comme un jalon historique ; soit les prix flambent de son vivant dans les salles de vente. « Avant d’intégrer notre nouveau bâtiment en mars 2012, nous avons effectué le récolement, l’inventaire et une expertise de la collection, détaille ainsi Pascal Neveux, le directeur du Frac Paca (Provence-Alpes-Côte-d’Azur). Nous étions alors sur une valeur d’acquisition, depuis 1983, de 5 à 6 millions d’euros, pour une valeur sur le marché estimée à environ 20 millions d’euros, soit quatre fois plus. » De là à appliquer ce multiplicateur à l’estimation donnée par de nombreux Frac, qui ont adopté par principe la valeur d’achat pour évaluer leur collection…
« La valeur de la collection du Frac Île-de-France, basée sur le prix d’achat des œuvres, est de 8,72 millions d’euros », affirme ainsi Xavier Franceschi. Il en va également ainsi pour la collection du Frac Champagne (estimée à près de 7 millions d’euros), pour celle du Frac Grand Large ( 9,69 millions) et pour celle du Frac Normandie Caen (5 millions). De même, Véronique Souben, la directrice du Frac Normandie Rouen, annonce une évaluation de 4,8 millions d’euros en précisant : « Mis à part la peinture de Joan Mitchell que nous avons réévaluée, nous n’avons pas souhaité revoir les prix des autres œuvres. » La raison pour laquelle beaucoup d’établissements continuent à communiquer sur la valeur d’achat des œuvres est le coût de leur assurance. En général, on ne réévalue au cas par cas que les pièces prêtées, afin de couvrir le risque de ne pas pouvoir les remplacer si elles étaient endommagées. Au Frac Occitanie Montpellier, la valeur d’assurance des 1 500 œuvres est estimée à environ 9,5 millions d’euros. Sans doute très en dessous de la réalité. Un tableau de Soulages acheté 80 000 francs en 1984 est à lui seul estimé aujourd’hui à 1,2 million d’euros, et le prix de l’ensemble de 48 portraits à l’encre sur acétate de Maurizio Cattelan a certainement bondi depuis son acquisition en 1996 auprès de la galerie Perrotin…
Outre celui de Marseille, quelques Frac se sont cependant livrés à une réévaluation en mandatant des experts agréés. En 2019, la collection du Frac Nouvelle Aquitaine Meca était ainsi estimée à 23,2 millions d’euros. Celle du Frac Auvergne se situerait, selon un calcul de 2018, entre 20 et 25 millions d’euros. « En théorie, il faudrait en permanence tenir compte de l’évolution des prix, explique son directeur, Jean-Charles Vergne. Ceux des œuvres d’Albert Oehlen ont ainsi explosé en 2018. Or le Frac possède une toile importante de cet artiste : achetée 30 000 euros en 2000, elle vaut sans doute quinze fois plus aujourd’hui. » Comme on l’a vu, cet exercice est d’autant plus délicat qu’il a pour conséquence de faire grimper les primes d’assurance.
Sélection d’œuvres emblématiques, livre comptable, chronologie des comités techniques… Pour son « Histoire de la collection du Fonds régional d’art contemporain, chefs-d’œuvre et documents de 1983 à 1999 », une exposition présentée jusqu’au 24 février, le Frac Paca a ouvert ses réserves et ses placards, allant jusqu’à traduire en graphiques l’évolution en francs et en euros de certains de ses achats. « Une réponse aux questions fréquentes des visiteurs concernant la création et l’usage de collections financées par l’argent public », explique Pascal Neveux, le directeur des lieux. À l’affiche de ce bilan de seize années, des figures historiques, comme Simon Hantaï, Hans Hartung, Matta, Jacques Monory, Jean-Pierre Pincemin, Claude Viallat, mais aussi des étoiles montantes – à l’époque – telles que Bernard Frize ou Renée Levi. Pendant cette période, 570 œuvres de 288 artistes sont rentrées dans la collection. Cette dynamique d’acquisition se vérifie dans les autres Frac : les années 1983, 1984, 1985 sont celles où ils achètent le plus d’œuvres (respectivement 1411, 1843 et 1254). De nombreux trésors témoignent de cette période faste où la priorité est donnée à la constitution des fonds.
En 1988, le Frac Nouvelle Aquitaine Meca achète à la Sonnabend Gallery trois aspirateurs, deux cireuses et un aspirateur à eau disposés dans une vitrine en Altuglas et éclairés par des néons , une installation d’un certain Jeff Koons. La même année ce Frac acquiert aussi une photographie de Jeff Wall auprès de la galerie Johnen & Schöttle. Le Frac Bourgogne s’offre en 1984, par l’intermédiaire de la galerie Durand-Dessert, Merlin, une huile sur toile de Gerhard Richter. Barbara Kruger, Dan Graham et Alighiero Boetti intègrent ses collections à la même époque. C’est auprès de Marina Abramovic que le Frac Franche-Comté se porte acquéreur en 1994 de son installation vidéo Becoming visible. Tout comme c’est directement à Christian Boltanski que le Frac Grand Large-Hauts-de-France achète dès 1983 son œuvre Les 62 membres du Club Mickey en 1955, les photos préférées des enfants, avant de craquer pour une installation vidéo de Bruce Nauman et un portfolio de dix estampes d’Andy Warhol (achat à la galerie Daniel Templon en 1985).
Les prix sont alors abordables, voire carrément bas. Deux peintures de Luc Tuymans sont payées l’équivalent de 3 500 et 6 000 euros en 1993 par le Frac Auvergne. La sculpture Spaghetti Man de McCarthy ne coûte que 80 000 francs environ au Frac de Montpellier en 1994. « Une œuvre équivalente s’est vendue autour de trois millions de dollars aux enchères il y a deux ans », souligne Emmanuel Latreille. Parmi les artistes repérés tôt, citons aussi Chris Burden, présent dans la collection du Frac Champagne-Ardenne depuis 1995 avec la Tour des Trois museaux, œuvre monumentale achetée à la galerie Anne de Villepoix – l’artiste a également fait don au Frac en 2011 de The Spirit of the grappe, diorama d’une parcelle de vignoble champenois produit et présenté lors d’une exposition fin 1994. On peut citer aussi une commande passée à Richard Long en 1984 par le Frac Nouvelle Aquitaine Meca, une machine à poèmes de Marcel Broodthaers acquise en galerie en 1987 par les Abattoirs, Musée-Frac Occcitanie Toulouse, une boîte en valise de Marcel Duchamp présente au Frac Poitou Charentes depuis 1988…
La dynamique d’acquisition accuse un net ralentissement depuis 1997, avec un dernier pic de 1 143 achats cette année-là, quand en 2017 ce sont entre 600 et 700 œuvres qui sont rentrées dans les collections. Les sommes dévolues aux acquisitions, qui font office de variable d’ajustement des budgets, sont revues à la baisse. Avec un pécule de 305 000 euros (*) (financés à 100 % par la Région), le Frac Île-de-France compte parmi les établissements les mieux dotés, tout comme le Frac Paca, qui dispose de 230 000 euros – bien moins que dans les années 1980, lorsque son budget d’acquisition atteignait 3 millions de francs. Quant au Frac de Montpellier, il n’a que 90 000 euros pour ses emplettes une fois déduits les frais d’assurance, de location des réserves…
Par la force des choses, dans les années 2000, le curseur se déplace sur les artistes émergents. La prime à la découverte vaut au Frac Île-de-France de posséder des œuvres de Wade Guyton et Ulla von Brandenburg, et d’être la seule collection publique à pouvoir présenter des vidéos du duo britannique Nashashibi/Skaer. Son directeur Xavier Franceschi se félicite également d’avoir repéré le binôme portugais João Maria Gusmão et Pedro Paiva. Pour sa part, Jean-Charles Vergne, le directeur du Frac Auvergne, a mis lors d’une visite à la galerie Eva Hober une option ferme sur la vidéo Les Indes galantes de Clément Cogitore bien avant que ce dernier – dont il a été le rapporteur – soit récompensé par le prix Marcel Duchamp.
Quant au Frac Paca, il a mis au tournant des années 2006-2007 le cap sur la scène méditerranéenne : Zineb Sedira, Walid Raad, Akram Zaatari, Bouchra Khalili, Kapwani Kiwanga… des artistes dont la notoriété s’est, depuis, établie. Cette faculté d’anticiper est indispensable, car le marché est désormais trop haut pour que les Frac puissent suivre. Même s’« il existe encore des artistes prêts à faire des prix cassés, parce qu’ils trouvent la collection intéressante », selon Laurence Gateau, la directrice du Frac des Pays de la Loire.
On trouve six peintures de Gerhard Richter, un peu moins de dix œuvres de Cindy Sherman, deux installations et une vidéo de Bruce Nauman dans ces fonds régionaux. De Baldessari à Yayoi Kusama, rares sont les artistes à ne pas être représentés par une ou plusieurs pièces. Mais, parmi les poids lourds du marché, manquent Ai Weiwei, Damien Hirst… et sans doute quelques autres, tout particulièrement parmi les nouvelles stars mondialisées. Mais on aurait tort d’en conclure que les Frac se replient sur la scène locale. Même s’ils y sont attentifs. Avec parfois, de bonnes intuitions : le Frac Normandie Caen a par exemple été le premier à soutenir le travail de Julien Creuzet, un étudiant de l’école locale des Beaux-Arts qui travaillait le week-end dans l’institution. On verra peut-être son Opéra-Archipel dans l’exposition solo de l’artiste qui se tient depuis le 20 février au Palais de Tokyo.
Publics ou privés, les dépôts renforcent les collections
DÉPÔTS. Un peu moins d’un millier d’œuvres (978) du Centre national des arts plastiques (Cnap) sont actuellement déposées dans les Frac. Ces dépôts répondent à des motivations de deux types, soit qu’il s’agisse de consolider une direction de la collection, soit de compléter ponctuellement une sélection dans le cadre d’une exposition. Ainsi depuis 2011, le Frac Franche-Comté développe un axe autour des œuvres sonores, enrichi par un dépôt de plus de 80 œuvres du Cnap. Le Frac Bretagne bénéficie également d’importants dépôts, notamment celui de l’œuvre de Gilles Mahé, tout comme le Frac Picardie a renforcé son tropisme pour le dessin grâce à un dépôt en deux temps de 231 œuvres. C’est à l’occasion de son exposition « L’Œil photographique » (fin 2013), en collaboration avec le Cnap, que le Frac Auvergne a sollicité pour sa part un prêt d’œuvres qui y sont restées. De la même façon qu’un prêt peut se transformer en dépôt longue durée – sur une période de dix ans renouvelable – une œuvre en dépôt peut être prêtée à un autre établissement : ce sera le cas de Bearing, une vidéo de Darren Almond déposée au Frac de Clermont-Ferrand et qui va faire le voyage jusqu’à Dunkerque pour être montrée pendant la première édition de la Triennale Gigantisme lancée par le Frac Grand Large-Hauts-de-France. Partenaire de l’événement, le Cnap se prépare à prêter plusieurs pièces, dont certaines seront spécialement restaurées. « Le but est que les œuvres circulent », rappelle Yves Robert, directeur du Cnap. D’autres types de dépôts viennent parfois compléter les collections : celle des Abattoirs, Musée-Frac Occitanie Toulouse bénéficie par exemple de dépôts conséquents du Centre Pompidou (fonds Daniel Cordier) et de collections privées.Le Frac des Pays de la Loire conserve quant à lui depuis la fin des années 1990 une soixantaine d’œuvres de Gina Pane suite à un dépôt effectué par Anne Marchand, la légataire universelle de l’artiste décédée en 1990. Pour le Frac, « c’est un travail important en matière d’inventaire, de conservation préventive, de maintien de l’œuvre, de prêt… », explique Laurence Gateau, la directrice du Frac des Pays de la Loire, ajoutant que ce dépôt significatif a par ailleurs influé sur les choix de la collection. En reconnaissance de ce travail, Anne Marchand a donné des pièces de Gina Pane à l’institution. Cependant, selon Laurence Gateau, « l’œuvre en dépôt part petit à petit dans la galerie Kamel Mennour » à laquelle la légataire a confié l’estate. « L’important, c’est que ces œuvres puissent vivre », assure le marchand. En rentrant, en l’occurrence, dans d’autres collections.
Anne-Cécile Sanchez
Une coquille s'est glissée dans l'article du Jda n°518 du 1er mars 2019 qui mentionnait un "pécule de 305 0000 euros" au lieu d'un "pécule de 305 000 euros".
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Tout savoir (enfin) sur les collections des Frac
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°518 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : Frac, Les collections à la loupe