Art contemporain - Frac

L’actualité vue par

Claude Mollard : « Je crains que les visiteurs aillent au Frac comme au musée »

Conseiller maître honoraire à la Cour des comptes

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 23 avril 2013 - 2372 mots

PARIS

À l’occasion des 30 ans des Frac, Claude Mollard, leur « inventeur », revient sur leur genèse et commente leur évolution.

Parmi toutes ses activités, Claude Mollard a été conseiller de Jack Lang en 1981 et délégué aux Arts plastiques de 1982 à 1986. Il conseille aujourd’hui l’ancien ministre à l’Institut du monde arabe (IMA). À l’occasion des 30 ans des Frac (Fonds régionaux d’art contemporain), leur « inventeur » raconte leur histoire et commente leur évolution.

Jean-Christophe Castelain : Peut-on retracer la généalogie de l’origine des Frac ?
Claude Mollard : Je suis à l’origine des Frac. J’étais depuis longtemps sensibilisé au sujet car, ayant fait mes études à Saint-Étienne, j’avais été très tôt en contact avec l’art contemporain, présent dans cette ville dès les années 1950. Puis j’ai eu l’opportunité de participer à la naissance du Centre Pompidou. Aussi lorsque je suis entré au cabinet de Jack Lang, en 1981, avec une triple casquette, budget de la Culture, arts plastiques et musées, je me suis dit : « C’est le moment de mettre de l’art dans les régions. »
Il y avait deux méthodes : soit on passait par les musées, mais, comme les musées sont le plus souvent municipaux, il fallait négocier avec des élus qui étaient en général opposés à l’art contemporain ; soit on passait par d’autres collectivités. Donc spontanément, dans les premières notes adressées à Lang, en juin 1981, alors qu’une partie des œuvres du Fnac [Fonds national d’art contemporain] avaient déjà été transférées dans les collections du Musée national d’art moderne, je lui propose de créer de nouvelles entités en nous appuyant sur les Régions, des collectivités territoriales qui venaient d’être instituées. C’est au même moment qu’une volonté gouvernementale de décentralisation politique, administrative et financière s’est concrétisée dans les lois Defferre.

Vous aviez aussi en tête le Fonds d’intervention pour l’aménagement du territoire (Fiat), que vous avez géré au ministère des Finances à votre sortie de l’ENA…
Tout à fait, le Fiat, qui est aujourd’hui devenu le FNADT (Fonds national d’aménagement et de développement du territoire), fonctionne sur des financements sur projets avec une partie État et une partie locale. J’ai participé en 1969 à l’élaboration du Fonds d’intervention culturelle (Fic), ma première création institutionnelle dans la Culture, en tant que rapporteur de la commission des affaires culturelles du VIe Plan. Le Fic, chargé de projets culturels innovants, reposait sur l’idée que les crédits d’État ne pouvaient pas être utilisés sans le financement complémentaire d’une collectivité locale, d’une association ou d’un partenaire privé. Je savais grâce au système de financement mis en place au Fic qu’avec « un », on peut faire « deux » ou « trois ». C’est le système multiplicateur. Pour les Frac, j’ai adopté cette même disposition. Avec Jack Lang, qui était aussi dans cette logique, nous avons multiplié les conventions avec d’autres ministères pour que l’argent du budget de la Culture – qui, même s’il avait doublé, était resté assez faible –, soit amplifié par des contributions du ministère de l’Armée, de celui de la Jeunesse et des Sports, de l’Agriculture… En 1982, le ministre a donc envoyé une lettre aux présidents de Région les appelant à la constitution des Frac tout en ouvrant une ligne budgétaire de 20 millions de francs dans le budget de 1982 [soit 6,5 millions d’euros en 2012 selon l’Insee]. Et, alors qu’on aurait pu craindre un rejet des présidents de conseils régionaux, qui étaient majoritairement à droite, ils ont tous répondu positivement. La naissance des Frac a été politiquement consensuelle, il faut le rappeler.

Le principe de légèreté des Frac remonte-t-il aussi aux origines du projet ?
Oui, dès le début, nous ne voulions pas de structures lourdes parce que les œuvres des Frac devaient circuler, aller en direction des publics (ce qui distinguait les Frac des musées où le public doit se rendre…). 20 millions de francs, cela peut paraître beaucoup, mais c’était en fait très peu. Les Frac d’aujourd’hui coûtent à peu près 1 million d’euros chacun par an, ce qui est bien inférieur au coût de fonctionnement d’un théâtre, d’un opéra ou même d’un musée municipal.
Nous étions en même temps inspirés par un esprit que je qualifierais de « gauche moderne » : pour faire bouger les institutions, la droite a tendance à privatiser, tandis que nous avons voulu faire bouger les musées en créant un système d’émulation. L’idée de bousculer les institutions muséales a fait plus que m’effleurer : j’ai clairement voulu introduire une sorte d’intrus qui allait faire bouger les lignes. Cette visée a très bien été perçue par plusieurs opposants qui se sont élevés violemment contre cette manière de voir, puisqu’ils considéraient que l’argent devait être donné aux musées pour développer la diffusion de l’art contemporain. Si on les avait suivis, les musées auraient acheté principalement de l’art moderne et très peu d’art contemporain, car à l’époque les esprits n’étaient pas mûrs ; et on aurait connu un effet d’éparpillement. Le fait de passer par les Régions, c’était très nouveau, et moderne ! Les nouvelles Régions, qui manquaient de légitimité par rapport aux autres collectivités territoriales plus anciennes, ont trouvé dans l’art contemporain une façon de se forger une identité et une image de modernité. Le président de la Région pouvait exister un peu de la même manière que le maire, et l’inviter dans l’exposition de « son » Frac. Cela amplifiait l’émulation, et ce phénomène a très bien fonctionné. J’ai appliqué la même recette en créant l’« École nationale supérieure de création industrielle » sous un statut à caractère industriel et commercial, ce qui a permis de redynamiser l’École nationale supérieure des arts décoratifs – tout en dotant la France d’une école qui a sorti des générations d’excellents designers reconnus dans le monde entier.

N’est-ce pas une simple circulaire qui a créé les Frac ?
Je préfère le système contractuel au système législatif. Nous avons envoyé une lettre pour voir quelle était la volonté des partenaires, puis signé des conventions, et une fois que tout était signé, nous avons fait une circulaire. Une des réformes les plus importantes des années Lang s’est faite sans même un décret. C’est cela qui fait sa force, paradoxalement. Car une loi ou un décret peuvent promulguer des dispositions, mais si ces dernières sont contestées, elles restent lettre morte (combien de lois restent inappliquées en France ?). Nous avons agi dans un sens opposé : d’abord créer la dynamique, assise sur un consensus entre partenaires et sur une pratique, puis lui donner un cadre juridique, mais qui reste aussi souple que possible. La loi aide parfois les institutions à se défendre. Mais dans le domaine de l’art, surtout contemporain, plus qu’à la loi, il faut faire appel à des concentrations d’énergie. Avec les Frac, nous avons voulu que la réalité, les pratiques, les volontés se défendent elles-mêmes. Les élus se sont engagés fortement, financièrement, humainement.
Lorsque Dominique Bozo, mon successeur à la tête de la délégation aux Arts plastiques, a voulu supprimer les Frac, il a rencontré une batterie d’élus de droite, qui, face à un gouvernement de droite tout juste élu, ont défendu mordicus cette institution voulue par la gauche !

Trente ans plus tard, quel jugement portez-vous sur l’évolution des Frac ?
Mon idée a toujours été que les Frac restent du domaine de la cavalerie, et les musées, du domaine de l’infanterie, les deux étant complémentaires sans relever de la même nature. Les Frac doivent continuer leur rôle d’explorateur, car la création contemporaine est en renouvellement permanent. C’est même, comme me l’a appris [l’ancien conservateur en chef du Musée des arts décoratifs] François Mathey, un combat permanent. Il faut donc que les Frac continuent d’acheter le plus possible d’art nouveau, actuel, et encore peu cher. Et il serait souhaitable qu’ils déposent les œuvres les plus anciennes, celles des artistes décédés par exemple, dans les musées, sinon tout leur budget risque de passer dans la gestion de collections. Et il n’y aura plus d’argent pour les acquisitions d’œuvres, ce qui est pourtant central.
Selon moi le critère devrait être très simple : les artistes morts, dans les musées ; les artistes jeunes et vivants, dans les Frac. Aujourd’hui on constate des situations très différentes d’un Frac à l’autre, c’est pour cela que l’on ne peut pas parler « des Frac » en général. Prenons celui des Pays de la Loire, installé à Carquefou : il a effectué des dépôts au Musée des beaux-arts de Nantes. Celui du Nord - Pas-de-Calais est basé à Dunkerque, et irradie sur tout le territoire à partir d’une autre ville que la capitale régionale. En revanche je suis plutôt réservé sur les Frac dits de « deuxième génération » – ce qui est une manière pudique de dire qu’ils sont des musées, avec leurs grandes surfaces d’exposition qui ne les inciteront guère à aller à l’extérieur, comme ils le faisaient au début, et leurs grandes réserves coûteuses à entretenir. Certes de beaux bâtiments sont consacrés à l’art contemporain, ce dont on peut se réjouir, mais on est absorbé par des problèmes de gestion et de… conservation, comme l’est le Frac Bretagne. Avec la deuxième génération, je crains que les visiteurs aillent au Frac comme ils allaient au musée ! Il faudra tripler ou quadrupler les moyens ! Je me demande si c’est opportun financièrement et politiquement.

Êtes-vous favorable à l’aliénation des œuvres des Frac ?
D’abord, il faut rappeler l’importance de cet outil dans l’enrichissement des collections publiques. Je faisais récemment un calcul sommaire, pour évaluer le patrimoine des Frac à environ 1 milliard d’euros. Pas mal, non, pour un budget de départ de 20 millions de francs ? Si nous étions passés par les musées, nous n’aurions pas pu nous enrichir d’une telle façon. S’il s’agit de vendre une œuvre importante, je suis contre l’aliénation, mais s’il s’agit d’un Olivier Debré de qualité moyenne, il y en a des dizaines ! Qu’un Frac en vende un ne me choquerait pas. Mais il faudrait le faire avec l’accord d’une commission nationale ; je suis encore hésitant sur le sujet. Car cela pourrait poser un problème pour les donations. Un donateur ne donnera plus à un Frac « aliénateur ». On peut aussi tomber sur un élu local hostile à l’art contemporain, qui vendrait tout ! Alors attention de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il y a plus de 1 000 lieux de diffusion de l’art contemporain partout en France. Comment cela se compare-t-il avec les autres pays ?
Nous sommes certainement dans le trio de tête, et encore je ne saurais pas citer l’ordre des deux autres, l’Allemagne et la Grande-Bretagne sans doute ! On estime que les seuls Frac accueillent un million de visiteurs par an. C’est un formidable succès, même si, par définition, l’art contemporain ne peut pas toucher les masses. Sa nature, c’est la remise en cause, le dérangement, le questionnement : attirer 1 million de visiteurs sur ces valeurs, c’est essentiel ; et à cet égard les Frac ont joué, et doivent jouer, un rôle pédagogique important. Ils constituent à eux seuls le plus important musée d’art contemporain en France et peut-être au monde. Le Musée national d’art moderne accueille sans doute plus de visiteurs, mais il présente plus d’art moderne que d’art contemporain ! Dalí attire plus de 800 000 visiteurs ; mais il n’est pas contemporain.

Comment expliquer alors que le rayonnement des artistes contemporains français ne soit pas à la mesure de ce réseau de diffusion ?
Il y a plusieurs facteurs à prendre en compte. D’abord la France manque de collectionneurs privés. Et donc le marché privé est peu incitatif pour la diffusion de l’art contemporain. L’art contemporain est de plus en plus dominé par des valeurs marchandes. Comme dit mon ami [le sculpteur] Frans Krajcberg : quand on parle d’art, on ne dit plus « est-ce que c’est bon ? » « est-ce que c’est beau ? » On dit « combien ça vaut ? ». À ce jeu international-là, nous, Français, ne sommes pas très bons. N’est-ce pas aussi notre grandeur ?
Ensuite, là où les autres pays ont une conception nationaliste de l’art, la France, elle, s’ouvre beaucoup plus largement aux étrangers. C’est dans notre tradition. Les Frac achètent 50 % de leurs œuvres aux artistes étrangers. Et pourtant il y a de très bons artistes en France… Il existe un Musée d’art allemand en Allemagne ; imaginez-vous un Musée d’art français en France ? C’est incompatible avec notre culture. Nous sommes internationalistes.
Enfin il faut reconnaître que les artistes français (mais aussi les galeristes) ne savent pas se vendre à l’étranger. Les artistes qui réussissent sont ceux qui voyagent. Il faut circuler, comme les Frac ! 500 expositions l’an dernier : ça tourne…

On vous sait proche de Jack Lang, qu’est-ce qui vous unit ?
Nous nous sommes connus alors que, nommé premier secrétaire national à la culture au Parti socialiste, il était venu visiter le Centre Pompidou avec François Mitterrand. Et comme j’avais été renvoyé violemment du Centre, il avait pris ma défense via une tribune publiée dans Le Monde. Depuis nous avons effectivement souvent travaillé ensemble. Je dirais que je le rassure et qu’il me libère. Il me permet de réaliser des choses que je ne pourrais faire tout seul. Il a gardé une capacité d’enthousiasme. Nous sommes très complémentaires, nous sommes des hommes de projets, pas d’institution. Une de ses qualités, c’est d’entraîner les gens, de les mobiliser. Une de mes qualités est sans doute de rapprocher la réalisation de la conception.

Vous l’avez même rejoint à l’IMA…
Oui, je le conseille à mi-temps et bénévolement sur les expositions, le bâtiment, la recherche de financements. Sur le temps restant, je fais la promotion d’une tour écologique appelée « L’Arbre de la terre », que je voudrais faire construire dans huit lieux sur la planète. Alors qu’à Shanghaï le projet avance vite, c’est beaucoup plus lent et compliqué en France. Et puis je suis aussi photographe plasticien. Je reviens de l’inauguration d’une exposition de mon travail à Rio de Janeiro, au Jardin botanique où j’ai lancé en compagnie de Frans Krajcberg le « Nouveau Manifeste du Naturalisme intégral ». Mais c’est une autre paire de manches.

Consultez la fiche biographique de Claude Mollard

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°390 du 26 avril 2013, avec le titre suivant : Claude Mollard : « Je crains que les visiteurs aillent au Frac comme au musée »

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