L’Américain Jean-Michel Basquiat a très vite été considéré comme un artiste planétaire. Analyse de la formation d’un mythe qui ne semble pas prêt de s’éteindre.
« S’il ne devait rester dans l’histoire de la peinture des années 1980 qu’un nom et un seul, il se pourrait que ce soit celui de Jean-Michel Basquiat. » L’accroche de l’article de Geneviève Breerette paru dans le quotidien Le Monde en 1997 reste d’actualité. Car celui qui n’aurait pu être qu’une comète de l’histoire de l’art ne cesse de nous surprendre à chaque rétrospective, en attendant l’exposition orchestrée du 15 octobre 2010 au 30 janvier 2011 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
Le jeune homme rageur, qui commença sa carrière comme artiste graffiti sous le pseudo de « SAMO » (Same old shit), se distingue de ses pairs par une énergie électrique, un faux désordre maîtrisé, un sens de l’improvisation digne de Picasso. Les mots dont Basquiat parsème ses œuvres semblent chevrotants et maladroits ? Sa main est pourtant l’une des plus assurées de sa génération. Au point de fasciner Andy Warhol, dont le trait était devenu déliquescent. Comme l’indique l’historien de l’art Robert Storr dans le catalogue de la rétrospective organisée l’été dernier à la Fondation Beyeler (Riehen, Suisse), « il n’a jamais été un amateur chanceux car, dès le début, il savait distinguer dans tout ce qu’il maîtrisait ce qui pouvait fonctionner dans n’importe quelle situation, et ce qui ne pouvait pas ».
Toute une mythologie construite du vivant de l’artiste s’est confortée après sa mort par overdose en 1988, alors qu’il était âgé de 28 ans. Né dans la petite-bourgeoisie d’un père haïtien et d’une mère portoricaine, le rebelle serait-il un « suicidé de la société », pour reprendre la formule d’Antonin Artaud au sujet de Van Gogh ? Pour Robert Storr, l’Occident verrait cet être dionysiaque comme le « sauvage noble », celui dont l’homme civilisé admire l’innocence. Mais comme l’historien de l’art le souligne très justement, Basquiat savait souffler le chaud et le froid, « transformant le “primitif” en dandy, l’enfant de la jungle urbaine en homme sauvage sur les pistes de danse des discothèques chics et la terreur des hôtels de luxe ».
Le marché s’est très vite emparé du phénomène. En à peine dix ans, Basquiat a laissé une œuvre prolixe. En 1982, ses tableaux valaient entre 1 500 et 5 000 dollars. « Pendant toute sa vie, ses prix étaient normaux. À sa mort, le tableau le plus grand que j’aie vendu valait 25 000 dollars », rappelle son marchand suisse Bruno Bischofberger. Ce qui était déjà une somme coquette pour un tout jeune artiste !
Sous l’impulsion de collectionneurs marchands comme Peter Brant ou Jose Mugrabi, les tarifs sont allés crescendo jusqu’au record de 14,6 millions de dollars (11,5 millions d’euros) déboursé en 2007 chez Sotheby’s par un collectionneur américain. En vente privée, ses tableaux se négocient aujourd’hui entre 4 et 25 millions de dollars. Pourquoi un tel engouement ? « Il est le reflet d’une décennie, du rock, des tags, du regard sur les minorités, indique Grégoire Billault, spécialiste de Sotheby’s. C’est un artiste qui intéresse toutes les générations. Il est planétaire. » Aujourd’hui, il figure dans les collections de Bernard Arnault – qui a acheté son Grillo pour 4,9 millions de dollars –, d’Adam Lindemann, de Laurence Graff et de Philip Niarchos. Ce dernier possède notamment son ultime tableau, Riding with Death. Basquiat fut aussi collectionné par les « people » comme Robert de Niro, Johnny Depp ou feu Dennis Hopper. En juillet 2008, U2 a vendu à hauteur de 5,08 millions de livres sterling (6,4 millions d’euros) chez Sotheby’s une pièce intitulée Pecho/oreja. La même année, le batteur du groupe Metallica, Lars Ulrich, cédait un Boxer chez Christie’s pour 13,5 millions de dollars.
Néanmoins, tout n’est pas bon à prendre dans cette production féconde. À la Foire de Bâle en juin dernier, le galeriste new-yorkais Tony Shafrazi proposait ainsi une toile d’une laideur consommée. Ses collaborations avec les artistes ne sont pas toutes réussies non plus. Si certaines œuvres peintes à quatre mains avec Andy Warhol sortent du lot, la postérité ne retiendra pas celles réalisées avec Francesco Clemente.
Autre gamin de la rue, Keith Haring restera longtemps dans l’ombre de Basquiat. Sans doute parce qu’il a préféré les dédales de la rue et un certain nomadisme au circuit des galeries. Les produits dérivés qu’il vend dans son Pop Shop à SoHo le popularisent sans l’introniser auprès des collectionneurs. En annonçant publiquement qu’il est atteint du sida, il provoque un double mouvement de révulsion et de spéculation « pre-mortem ». Le marché ne démarre toutefois pas en flèche et stagne jusqu’à ces trois dernières années. Surtout, si les œuvres de Basquiat agissent tels des uppercuts, les pictogrammes de Haring ne prennent pas le spectateur à la gorge. Dans une décennie, il n’existe qu’un mythe ou un génie…
Jérôme de Noirmont, galeriste parisien
Pourquoi un mythe s’est-il rapidement créé autour de Basquiat ? Il est dans les années 1980 le reflet de ce qui précède l’ère Reagan : le monde de la nuit, la liberté, la drogue. Il meurt en 1988, Warhol un an plus tôt et Keith Haring en 1990. La boucle est bouclée, on réalise que la scène new-yorkaise est en train de disparaître.
Quelles ont été les étapes de sa reconnaissance ? De son vivant, il a tout de suite été considéré comme un grand peintre et repéré dès 1982 par Annina Nosei puis la Fun Gallery. D’emblée, il est collectionné par Eli Broad, Herbert et Lenore Schorr, Hubert Neumann. Il fut beaucoup collectionné par les Européens. De son vivant, de nombreux Français l’ont acheté. À partir de l’exposition au Brooklyn Museum [New York] en 2005, les choses démarrent. Les États-Unis reconnaissent en Basquiat l’un de leurs plus grands artistes.
Y a-t-il des années plus importantes que d’autres ? 1982 est l’année où il est le plus libre. Il est moins atteint par la drogue et il sort tout de ses tripes. On sent l’écorché de la vie. À partir de 1984-1985, sa peinture change, et de nouveau à la fin de sa vie, en 1988, on voit quelques chefs-d’œuvre.
Le marché de Keith Haring pourra-t-il un jour s’aligner sur celui de Basquiat ? Ses prix ont progressé puisque ses œuvres peuvent atteindre 1,5 à 2,5 million(s) de dollars. Il est dans la collection de François Pinault, mais aussi du Louvre-Abou Dhabi. Basquiat est un peintre expressionniste qui touche tout le monde.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Basquiat, le génie des années 1980
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Si Basquiat a représenté les musiciens de jazz fondateurs du be-bop comme Miles Davis ou Dizzy Gillespie, les bluesmans, les athlètes noirs américains et les « Hollywood Africans », il s’est très peu représenté. On recense une petite dizaine d’autoportraits, notamment celui que l’armateur Philip Niarchos a acheté pour 3,3 millions de dollars (2,1 millions d’euros) en 1998 chez Christie’s. Celui-ci était moins nerveux que le beau dessin marouflé sur toile de 1982, que la galerie Pascal Lansberg (Paris) montrera dans le cadre d’une exposition monographique organisée du 22 octobre au 11 décembre. Présenté par Lansberg à la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) voilà une dizaine d’années, ce dessin avait été acheté peu après par un Belge, puis revendu à un Français. À cette époque, il valait moins d’un million de dollars. Il n’est pas à vendre, mais nul doute que son propriétaire pourrait en exiger beaucoup plus. Basquiat se représente le regard électrique, presque halluciné par les stupéfiants, les bras vigoureusement dressés en signe de puissance plus que de reddition. Le geste de victoire d’un artiste qui commence à compter. Basquiat a souvent utilisé cette image, dans le Boxer qui décrocha 13,5 millions de dollars chez Christie’s en 2008, et dans le tableau qui obtint le record de 14,6 millions de dollars chez Sotheby’s un an auparavant.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°330 du 10 septembre 2010, avec le titre suivant : Basquiat, le génie des années 1980