Assemblage intellectuel ou compilation fantaisiste, le cabinet de curiosités profite du goût actuel pour les univers mélangés. Le marché est en constante progression.
De la curiosité, l’écrivain Patrick Mauriès donne une définition à tiroirs : « caractère accidentel ou subsidiaire de ce qui est rare, et donc rarement vu ; charme discret, mais essentiel parmi les motifs du collectionneur, cherchant autant à étonner qu’à s’étonner (1) ». Pour le marchand parisien Alexis Kugel, « la curiosité c’est une ampoule allumée ou éteinte dans une synapse du cerveau ».
Le goût de l’objet incongru, couplé à la quête d’un savoir encyclopédique, donne naissance aux XVIe et XVIIe siècles aux cabinets de curiosité. Jonglant entre macro- et microcosme, ces derniers reconstituent dans un univers clos les règnes minéral, végétal et animal, mais aussi les trésors de l’art selon un classement ordonné. Qu’elle soit contingente ou liée à la facture de l’objet, la rareté est le maître mot de l’amateur. Le désir de complétude et le vertige borgésien y sont à leur comble. « Une première tension se fait jour entre la visée scientifique (rassembler des objets qui offriront autant de matériaux pour l’analyse) et l’ambition magico-théologique (refléter toute la variété et la diversité de la création) », indique Patrick Mauriès. L’érudit ne se contente pas d’accumuler les curiosités, il les hiérarchise et les charge de sens au sein d’un espace particulier. « Derrière le mystère de l’objet unique, curieux, admirable, se profilerait un savoir ancien, une lointaine révélation dont le sens serait perdu et qui n’attendrait, pour se révéler, que l’observation pointilleuse, passionnée, du collectionneur », conclut Patrick Mauriès.
Puissance métaphorique
Les cabinets formant la base des premiers musées constitués au XVIIe siècle, seuls quelques rares spécimens sont restés intacts à l’instar du Schloss Ambras près d’Innsbruck, en Autriche, ou du château de Rosenborg à Copenhague. Cet esprit a connu une résurgence sous l’impulsion de l’écrivain André Breton et de son fameux « mur », aujourd’hui conservé au Centre Pompidou. Tout comme l’amateur du XVIe siècle, le regard surréaliste a été sensible à la puissance métaphorique des objets. Il n’est pas anodin que la Galerie Flak (Paris) orchestre régulièrement ses stands d’art primitif sur les foires à la façon de cabinets. Chacun aborde ce domaine selon ses propres coq-à-l’âne intellectuels ou visuels, et constitue son cabinet à sa main. Le goût actuel pour le mélange a plus que jamais jeté un éclairage sur la curiosité, que défendra la galerie londonienne Finch & Co à la Biennale des antiquaires.
Mais, comme le souligne le marchand Alexis Kugel, il ne faut pas prendre la curiosité par le petit bout de la lorgnette et se limiter à la dent de narval et à la corne de rhinocéros. « Il peut y avoir du grotesque dans le cabinet, comme la bernacle ou l’oiseau de paradis empaillé, ironise-t-il. La curiosité, c’est avant tout un appel à l’excellence. » Excellence qu’on a retrouvée dans la vente Bergé-Saint Laurent en 2009 chez Christie’s. Excellence qui se déploya déjà en 1995 dans la dispersion-fleuve de la collection du Neues Schloss de Baden-Baden (Allemagne) chez Sotheby’s.
D’après les marchands, les prix n’ont cessé de grimper au cours des vingt dernières années. La vente Bergé-Saint Laurent a placé le curseur assez loin. À cette occasion, une coupe couverte en ivoire tourné s’est adjugée pour 457 000 euros, somme décrochée également par une tour en ivoire sculpté à compartiments. Déjà en 1995 à Baden-Baden, une tasse en ivoire et corne de rhinocéros s’était propulsée à 719 325 dollars (694 280 euros). Une boîte simple en ambre se négocie autour de 10 000 euros. Mais la qualité fait flamber le porte-monnaie. La galerie Georg Laue (Munich) présente ainsi un set de couverts de cour, en ivoire et ambre, de Königsberg vers 1580, pour 280 000 euros.
Avec l’exposition « Sphères, l’art des mécaniques célestes » organisée en 2002, la Galerie J. Kugel (Paris) a ravivé le goût pour les instruments scientifiques. À cette occasion, elle a présenté la sphère mouvante de Pierre de Forbis fabriquée à Lyon aux alentours de 1540. Orgueil du Kunsthistorisches Museum de Vienne de 1949 à 1999, récupérée par la famille Rothschild, cette pièce a atteint 276 500 livres sterling (476 650 euros) en juillet 1999 chez Christie’s.
Les « Naturalia » sont moins difficiles à dénicher que d’autres spécialités, mais les objets de grande qualité restent rares et chers. En 2005 à la Foire de Maastricht, la galerie Rudigier (Munich) proposait pour 550 000 euros une collection de minéralogie d’origine princière comprenant deux cent cinquante pierres collectées du XVIIe siècle jusqu’en 1860. La curiosité, au sens noble, a toujours un prix.
(1) Les Cabinets de curiosités, éd. Gallimard, 1992.
Georg Laue, marchand à Munich
Que trouvait-on au XVIe siècle dans un cabinet de curiosités, et quelle en était la fonction ?
Le cabinet est apparu dans les pays du Nord de l’Europe et en Italie du Nord. L’optique était de réunir dans un endroit quatre groupes : « Naturalia », « Mirabilia », « Scientifica » et « Artificialia ». Dans les sciences, on s’intéresse aux pendules de la Renaissance, aux automates, aux instruments de voyage. Augsbourg était le centre de production des objets scientifiques au XVIe siècle. Dans la section « Naturalia », vous trouvez un crocodile accroché au plafond, de la peau de serpent, etc. Dans la section « Artificialia », on rencontre les objets fabriqués par l’homme, les objets montés, les ivoires, comme ceux de la vente Saint Laurent, les émaux de la Renaissance. Le cabinet de curiosités montrait votre pouvoir, votre intelligence, et les réseaux dont vous disposiez pour pouvoir vous procurer les pièces. C’est un peu le même principe que les amateurs d’art contemporain aujourd’hui, qui mettent en avant leurs capacités financières et leurs goûts intellectuels à travers des trophées.
Quels sont les acheteurs actuels de curiosités ?
Tous les musées du monde sont acheteurs. Des collectionneurs qui ne sont pas dans l’apparat achètent aussi. Les jeunes amateurs s’y intéressent. Ils vivent dans un monde tellement informatisé qu’ils ressentent le besoin d’être surpris, ils ont besoin de merveilleux. En revanche, les Asiatiques ne s’y intéressent pas, non plus que les Russes, à moins qu’il s’agisse d’un objet très spectaculaire.
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Le monde du merveilleux
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Abonnez-vous dès 1 €Dans la généalogie des grands amateurs de curiosités, viennent en tête Rodolphe II de Habsbourg, Mazarin, Bonnier de la Mosson et, à la fin du XVIIIe siècle, William Beckford, un collectionneur fantasque qui s’inspira des princes allemands des XVIe et XVIIe siècles. Non content d’acheter des meubles et objets singuliers, il en dessina lui-même. Ses objets étaient déployés de manière très étudiée dans sa résidence de Fonthill Abbey. Ce dandy flamboyant nourrissait une passion profonde pour les pierres dures, goût sans doute inspiré des Wunderkammer européens. Il avait ainsi acheté pour 420 livres sterling un vase en agate connu désormais comme le « Rubens Vase ». Dans ses pérégrinations, Beckford acquiert une statuette en corail probablement sicilienne et une coupe en agate allemande du XVIIe, demandant à un orfèvre de les assembler pour créer un objet « Renaissance ». Le bas de cette coupe historiciste que possèdent les Kugel reproduit fidèlement des coupes de Nuremberg, tandis que les guirlandes du haut sont totalement inventées. « C’est un concentré de goût pour les matières précieuses et la réinvention d’une Renaissance imaginaire », précise Alexis Kugel. Les objets de provenance Beckford sont rarissimes. Un gobelet émaillé égyptien ou syrien issu de cette collection a décroché 3,6 millions de livres sterling (6,2 millions d’euros) dans la vente Rothschild en 1999.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°330 du 10 septembre 2010, avec le titre suivant : Le monde du merveilleux