Montaigne, Descartes, Shakespeare et Baudelaire figurent au panthéon des auteurs les plus recherchés. Les grands ouvrages fondateurs s’imposent.
Établir un palmarès des livres les plus recherchés est un exercice plutôt périlleux. Car au-delà de certaines constantes, marchands et collectionneurs cultivent leurs propres fétiches. Chaque époque construit aussi sa définition de la rareté. « Au XVIe siècle, on recherchait les dernières éditions des grands classiques grecs et romains, car elles étaient annotées par les grands humanistes, alors qu’aujourd’hui on préfère les premières éditions, souligne Frédérique Parent, spécialiste de Sotheby’s. Au XIXe siècle, les gens voulaient la pure rareté, des textes dont tout le monde se fiche aujourd’hui, mais aussi les grandes provenances, comme c’est toujours le cas. Au XXe siècle, on veut le livre unique, très personnel, annoté, les merles blancs comme Rabelais ou Molière avec envoi, ce qui n’a jamais été vu. Les provenances royales sont aussi très prisées car c’est la marque de l’unicité, d’un exemplaire personnel. » Et d’ajouter : « Les livres les plus recherchés ne sont pas forcément les textes plus rares. »
Malgré les fluctuations du goût, les grands ouvrages fondateurs de l’humanité s’imposent dans le peloton de tête. La Bible en deux volumes de Gutenberg de 1455 figure en haut de la liste. En 1987, un seul volume, issu de la collection Carrie Estelle Doheny, a atteint 5,39 millions de dollars chez Christie’s New York. Depuis, rien n’est repassé en vente, hormis quelques feuillets isolés, lesquels s’échangent entre 15 000 et 20 000 dollars (10 400-13 900 euros). D’après Christophe Auvermann, spécialiste de Christie’s, un exemplaire complet serait estimé autour de 40 à 50 millions de dollars. « C’est un livre que presque toutes les grandes institutions rêveraient de posséder. Le problème n’est pas celui de l’argent, mais de pouvoir trouver un exemplaire », indique-t-il. D’après le marchand privé Jean-Baptiste de Proyart, il existerait encore deux spécimens en mains privées, l’un à la Fondation Bodmer à Cologny, en Suisse, l’autre à la Princeton University (New Jersey), dépôt de la famille Scheide.
En rupture avec la tradition scolastique, le court traité du Discours de la méthode de Descartes (1637) et les Essais de Montaigne (1580) sont au coude à coude dans le cœur des bibliophiles. À la Biennale des antiquaires, le libraire Jean-Claude Vrain proposera pour 220 000 euros une édition originale du Discours de la méthode dans une reliure d’époque en vélin. L’an dernier, Christie’s a vendu pour 715 000 euros l’édition originale des Essais de Montaigne, exemplaire ayant conservé ses feuillets d’errata et ses gardes d’origine.
Rares sur le marché
En matière de littérature, l’édition princeps de la Divine Comédie de Dante est extrêmement recherchée, mais elle est quasi introuvable. Tel est aussi le cas de Comedies, Histories and Tragedies, première édition de 1623 des œuvres complètes de William Shakespeare en format in-folio. Il s’agit indéniablement d’un des principaux ouvrages en langue anglaise. D’après le bibliographe William Jackson, ce livre « aura toujours une valeur et sera révéré en conséquence ». « À l’origine, ce livre était un ouvrage de lecture. Les exemplaires se sont du coup abîmés. Il est difficile d’en trouver », remarque Christophe Auvermann. D’après Jean-Claude Vrain, « les rares fois où un exemplaire sort, il ne peut pas être acheté car il comporte des feuillets en fac-similé ». En 2001, un exemplaire complet a décroché 6,16 millions de dollars chez Christie’s New York.
L’édition originale de 1857 des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire fait tout autant l’unanimité. Un exemplaire sans grand intérêt vaut tout juste 5 000 à 10 000 euros en reliure moderne, et 40 000 à 50 000 euros en reliure d’époque. Mais dès que l’on affaire à un grand exemplaire avec envoi, la donne change. Le record revient au spécimen avec envoi au peintre Eugène Delacroix. Lors de son premier passage en ventes publiques, en 1985 chez Ader Picard Tajan, celui-ci avait décroché 1,2 million de francs. Jean-Claude Vrain le rachète pour 110 000 livres sterling (54 470 francs de l’époque) en 1998 dans la vente Ortiz-Patiño, puis le vend au collectionneur Pierre Leroy. Celui-ci le cédera en 2007 chez Sotheby’s pour 603 200 euros. Le poète vouait une admiration sans borne à celui qu’il considérait comme le « vrai peintre du XIXe siècle », incarnation de la modernité. Mais selon Jean-Claude Vrain, un exemplaire des Fleurs du Mal avec envoi à la mère du poète ne vaudrait pas moins cher. Car pour Baudelaire comme pour Proust, la mère fut un élément cardinal.
Imaginez réunis dans une même collection la lettre de Christophe Colomb détaillant la découverte du Nouveau Monde, l’édition originale de 1453 du De Revolutionibus Orbium Coelestium de Copernic, clarifiant la relation entre l’homme et l’infini, et l’Atlas de Ptolémée. C’est l’ensemble époustouflant, agrémenté de trente-deux autres ouvrages et cartes insignes, que réunira la librairie Thomas-Scheler (Paris) à la Biennale des antiquaires. Coût de ce fonds patiemment constitué au cours des sept ou huit dernières années ? 18 millions d’euros.
L’un des plus beaux spécimens du Copernic, aux armes d’Henri II, siège à la Bibliothèque nationale. L’exemplaire sur vélin ayant appartenu au libraire Pierre Berès a décroché 818 454 euros en 2005 chez Bergé & associés. Voilà deux ans, le libraire parisien Jean-Claude Vrain a vendu une édition originale mais reliée en maroquin du XIXe siècle. Il resterait actuellement une trentaine d’exemplaires en mains privées dans le monde. Celle proposée par la librairie Thomas-Scheler est dans une reliure demi-vélin.
Seuls trois exemplaires de la lettre de Christophe Colomb sont apparus en ventes publiques en trente ans. En 1985, l’une obtient 70 000 dollars. Celle que propose la librairie Thomas-Scheler a été achetée 605 806 euros dans la vente Berès en 2005. En matière de géographie, l’Atlas de Ptolémée de 1482 est aussi fondamental. Un exemplaire s’est adjugé pour 623 000 livres sterling (712 500 euros) en juin 2009 chez Sotheby’s à Londres. L’édition de 1513 présentée à la Biennale comporte vingt cartes supplémentaires par rapport aux vingt-sept des éditions précédentes.
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En quête des premières éditions
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Abonnez-vous dès 1 €Comment choisir dans les très grands livres ?
Ils doivent être exemplaires. C’est une notion née au XVIIIe siècle. Comme le livre appartient prétendument au domaine du multiple, l’exemplaire repose sur un certain nombre de critères : un grand texte, la ou les meilleures éditions, une reliure significative de l’époque. La puissance des coefficients pour chaque critère peut varier. Seuls les livres qui sont des grands textes commandent de gros prix.
Quel est le livre que vous mettriez en tête de votre liste des ouvrages primordiaux ?
La Bible de Gutenberg sans conteste. C’est le premier livre, il est mythique. À mon avis, il vaudrait 50 millions d’euros aujourd’hui. Certains tableaux médiocres font bien des prix de dingue. Il n’y a aucune raison pour que le plus grand livre au monde n’obtienne pas ce prix. C’est comme si on proposait la Joconde sur le marché.
Et pour le XXe siècle ?
C’est très compliqué, car c’est le siècle de la fragmentation. À l’exception du Ulysse de James Joyce, nous ne sommes pas dans la dimension « un auteur-un livre ». Il faut alors savoir si l’on collectionne un livre ou un auteur. Il faut un peu des deux. Mais on ne doit pas se cantonner à des pièces d’artillerie. Il faut trouver une individualité.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°330 du 10 septembre 2010, avec le titre suivant : En quête des premières éditions