Une grande exposition new-yorkaise organisée par la famille de Jean-Michel Basquiat rassemble quantité d’œuvres inédites de l’artiste, mais verse dans l’hagiographie et le sentimentalisme.
New York. La légende Jean-Michel Basquiat, mort à 27 ans en 1988 d’une overdose d’héroïne, se porte bien. En 2017, une de ses toiles avait dépassé les 110 millions de dollars (102 M€) chez Sotheby’s, un record faisant de lui l’un des artistes américains les plus chers de l’histoire. Depuis, ses œuvres sont apparues sur les T-shirts d’une célèbre marque ; un film et une série télévisée sont en préparation ; et les expositions s’enchaînent : rien que cette année, le nom « Basquiat » draine les foules à la galerie new-yorkaise Nahmad Contemporary, au musée Broad de Los Angeles et au Musée d’art d’Orlando en Floride.
Rien d’étonnant donc à ce que l’entourage de l’artiste, qui a la charge de son estate, tienne à avoir sa part du gâteau. Les deux sœurs de Jean-Michel, Lisane Basquiat et Jeanine Heriveaux, ont ainsi rassemblé à New York, dans une colossale exposition, près de 200 peintures, dessins, objets et documents d’archives appartenant à la famille, pour la majeure partie jamais vus jusqu’ici. Scénographiée par l’architecte anglo-ghanéen David Adjaye, « Jean-Michel Basquiat: King Pleasure » retrace la vie de l’artiste à travers les souvenirs de ses proches et l’évocation de quelques-uns de ses lieux de vie, reconstitués sous la forme de « period rooms » : le salon de ses parents à Brooklyn, son studio ou encore un salon VIP du club Palladium que l’artiste fréquentait assidûment.
Pour montrer ces œuvres au public et raconter « leur » Jean-Michel, les sœurs Basquiat n’ont pas choisi un musée mais un grand building de Chelsea, le quartier des galeries : « Ceci n’est pas une exposition académique mais une nouvelle perspective, racontée du point de vue de notre famille », expliquent-elles dans le texte d’introduction. « Nous voulions que les gens fassent l’expérience de Jean-Michel l’homme, le fils, le frère, le cousin », ajoute Jeanine ; « donner à son œuvre le contexte qui manque dans le récit de l’histoire de l’art », complète Lisane, quitte précisément à laisser l’histoire de l’art de côté. C’est d’ailleurs là que le bât blesse : à trop refuser d’entrer dans le fond des choses, le propos de l’exposition confine de fait à l’hagiographie et à l’autocélébration.
Nu-Nile (1985), grande peinture installée derrière le bar du Palladium, s’envolerait aujourd’hui sans conteste aux enchères pour plusieurs millions. Tout comme Three Quarters of Olympia Minus the Servant (1982), réécriture piquante de l’œuvre de Manet, ou Untitled (Venus) (1982), qui rend hommage à Picasso. « Ils ont littéralement ouvert les portes de leur coffre-fort, commente le galeriste Brett Gorvy. Voilà des peintures que je n’ai vues que dans les livres. » On y découvre les trois portraits qu’Andy Warhol a faits des parents Basquiat et de Jeanine. Sur 14 000 mètres carrés, les chefs-d’œuvre inédits se dévoilent les uns après les autres.
Le parcours, chronologique, emmène le visiteur des premières années du petit Basquiat auprès dans sa famille à Brooklyn, jusqu’à sa brusque notoriété au début des années 1980 et son installation dans son célèbre studio de Great Jones Street, le tout bercé de musiques l’ayant accompagné aux différentes époques de sa vie. L’exposition se conclut sur le rapport de l’artiste à la fabrique de la démocratie américaine et aux violences policières, avant de faire entrer le visiteur dans le lounge VIP du Palladium. Changement d’ambiance.
Si les œuvres sont exceptionnelles, elles sont toutefois minoritaires, car l’essentiel des objets rassemblés relève de ce que Lisane dénomme comme les « effets personnels » de Basquiat, censés donner « un aperçu de son processus créatif » : c’est le cas des livres sur Michel-Ange et Picasso, des magazines sur l’art africain, des bandes dessinées, des œuvres de Sam Doyle et d’Alison Saar collectionnées par l’artiste. Son faire-part de naissance, ses photographies d’enfance, son passeport, les mots de ses professeurs dans ses carnets de correspondance, sa bicyclette et son trench-coat, en revanche, donnent davantage l’impression d’une séance de scrapbooking en famille. Les œuvres sont étouffées par ces reliques un peu futiles à même de nourrir la légende, que l’on réserve d’ordinaire aux expositions sur Napoléon. Ou sur Johnny Hallyday.
Au mur et à proximité des œuvres, pas de textes explicatifs ou contextuels : seulement les souvenirs des sœurs, cousins, neveux. On retrouve les mêmes interviewés par Sophia Loren Heriveaux, la nièce de l’artiste, dans une série de vidéos qui ponctuent l’exposition. On apprend comment Jean-Michel a convaincu Jeanine de sauter avec un parapluie du haut d’une armoire pour faire comme Mary Poppins ; ou comment il a appris à Lisane à tenir son verre pour ne pas se faire embêter au lycée. Pour charmants qu’ils soient, ces souvenirs n’apportent pas grand-chose, voire donnent l’impression que l’exposition met davantage en scène sa famille que l’artiste lui-même. Une omniprésence des siens qui bâtit une image idyllique de cette vie de famille unie derrière leur héros, pourtant contredite par l’artiste lui-même : « Quand j’étais petit ma mère me battait sévèrement quand je portais mes caleçons à l’envers, ce qui pour elle signifiait que j’étais gay », pouvait-on par exemple lire dans la biographie que lui consacrait Phoebe Hoban en 1998. On est loin du conte de fées.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°591 du 10 juin 2022, avec le titre suivant : Basquiat vu et célébré par les siens