ÉTATS-UNIS
Les retraits de statues controversées et les actes de vandalisme à l’encontre de monuments publics se sont multipliés ces derniers mois. Ils racontent un pays qui met à jour son récit national sur fond de grandes fractures sociétales.
New York.« Ces monuments ont du sens », observe Terrence Floyd lors de l’inauguration sur Union Square, au cœur de Manhattan, des bustes géants de son frère George, Afro-Américain mort asphyxié en mai 2020 sous le genou d’un policier blanc, de Breonna Taylor, ambulancière Afro-Américaine tuée lors d’un raid policier à son domicile en mars 2020, et de John Lewis, figure du mouvement américain des droits civiques, décédé en juillet 2020. Présentées tout au long du mois d’octobre, ces œuvres de l’artiste Chris Carnabuci rendent hommage aux « symboles » qui ont suscité les grandes manifestations antiracistes de l’été 2020 pour « faire des monuments d’un mouvement » : « Black Lives Matter » (« La vie des Noirs compte »).
Moins de deux jours après la cérémonie, la statue de George Floyd était recouverte de peinture grise par un homme en skateboard. « C’est incroyablement décevant de voir qu’il a fallu si peu de temps pour que cette statue soit vandalisée », commente aussitôt Terrence Floyd pour autant peu surpris : quelqu’un avait déjà tagué le logo d’un groupe suprémaciste blanc sur le buste de son frère à Brooklyn au cours de l’été. En représailles, dès le lendemain, une statue équestre de l’ancien président Theodore Roosevelt [voir ill] qui trône devant le Muséum d’histoire naturelle était elle-même recouverte de peinture rouge. Ce qu’on appelle les « guerres culturelles », ces débats qui polarisent la société américaine autour de grands enjeux moraux et politiques, se joue aussi – et peut-être d’abord – sur le terrain de la commémoration dans l’espace public. Des monuments tombent, d’autres les remplacent.
La statue de Roosevelt en question est depuis longtemps sujette à controverse. Elle doit être prochainement déboulonnée, ainsi qu’en a décidé la municipalité au début de l’été après une année d’âpres discussions. Ce grand bronze de 1939 était un hommage rendu à la figure tutélaire du Muséum et aux continents que ce féru de naturalisme avait explorés, l’Afrique et l’Ouest américain : un homme noir et un Amérindien encadrent l’ancien président. Le problème vient de « la hiérarchie induite, qui place une figure sur un cheval et les deux autres marchant à ses côtés », explique le Muséum dans un communiqué. « Beaucoup d’entre nous trouvent ces représentations et leur disposition racistes. »
Le 18 octobre dernier, c’est une statue de Thomas Jefferson, installée depuis 1915 dans la salle du conseil municipal de New York, que le gouvernement de la ville décide d’enlever. Les élus afro-américains et latinos demandaient depuis longtemps son retrait : « Cela me mettait dans une position profondément désagréable de savoir que nous siégions en présence d’une statue rendant hommage à un propriétaire d’esclaves qui croyait fondamentalement que les gens comme moi ne méritaient pas les mêmes droits et libertés que ceux qu’il désignait dans la Déclaration d’indépendance », explique Adrienne Adams, une élue afro-américaine du conseil municipal. Plusieurs autres monuments consacrés à Jefferson, qui possédait plus de six cents esclaves, ont été enlevés ou détruits au cours de ces derniers mois, en Géorgie ou encore en Oregon.
La mesure ne fait pas l’unanimité ; le père fondateur a encore ses défenseurs. « La statue honore Jefferson spécifiquement pour ses exceptionnelles contributions à l’histoire de l’Amérique, et même de l’humanité tout entière », avance Sean Wilentz, professeur d’histoire américaine à l’université de Princeton, qui regrette qu’on oublie l’intention originelle de ceux qui ont placé là cette sculpture voilà plus d’un siècle.
De nombreuses autres figures historiques font l’objet de cette concurrence des mémoires : ainsi en va-t-il de Christophe Colomb, la troisième personnalité la plus célébrée dans l’espace public américain. Certains y voient le symbole de la colonisation européenne du continent et l’origine du « racisme systémique » que dénonce Black Lives Matter. Près de trente monuments en son honneur ont été enlevés partout dans le pays depuis la mort de George Floyd : « Célébrer Colomb, c’est nous effacer et, de fait, célébrer le génocide de notre peuple », soutient Mahtowin Munro, qui codirige l’association de défense des populations amérindiennes United American Indians of New England.
À New York, la grande statue de marbre à son effigie qui domine Columbus Circle est pourtant toujours là, malgré les manifestations régulières. Elle a été érigée en 1892 en l’honneur de la communauté italo-américaine de la ville, qui la défend encore bec et ongles : comme trait d’union entre l’Italie et les États-Unis, Colomb en est la figure de proue depuis les premières vagues migratoires du XIXe siècle. « Nos monuments doivent représenter notre diversité. Une part de cette diversité est incarnée par les Italo-Américains », développe Richard Alba, professeur de sociologie à la City University of New York. « L’histoire de cette statue n’a rien à voir avec celles des soldats confédérés dans le sud du pays, installées pour marquer le triomphe des Blancs sur les Noirs. »
En août 2017, une statue du général confédéré Robert E. Lee avait suscité de violents affrontements à Charlottesville, en Virginie. Des milliers de militants d’extrême-droite avaient convergé vers la ville à l’occasion d’un grand rassemblement baptisé « Unir la droite » pour protester contre la décision de la municipalité de la retirer. « Cette statue est le point focal de tout le reste, expliquait alors Jason Kessler, l’un des organisateurs du rassemblement. Il s’agit d’un génocide contre les Blancs. Il s’agit du remplacement de notre peuple, culturellement et ethniquement. » Donald Trump avait tweeté son soutien aux manifestants, se disant « triste de voir l’histoire et la culture de notre grand pays se faire mettre en pièces ».
Après de nombreux rebondissements, la statue a finalement été déposée en juillet dernier. Elle fait partie des cent soixante-dix monuments en l’honneur de soldats confédérés qui ont été retirés au cours de l’année écoulée. Depuis les événements de 2017, ces monuments, pour la plupart érigés bien après la fin de la guerre de Sécession jusque dans les années 1960, à l’époque du mouvement des droits civiques, ont de moins en moins de soutiens publics. « Les monuments n’enseignent pas l’histoire, ils transmettent des valeurs. Si une communauté décide qu’elle ne veut plus être représentée par une statue que quelqu’un a placée là un siècle auparavant, qui suis-je pour lui dénier ce droit ? », résume Adam Domby, historien de la guerre de Sécession. « On enseignera toujours l’histoire. On saura encore qui fut Robert E. Lee », ajoute Annette Gordon-Reed, professeur d’histoire américaine à l’université Harvard.
Une étude du think tank Monument Lab, publiée en septembre, révélait que sur les cinquante personnalités les plus commémorées dans l’espace public aux États-Unis, 89 % sont blanches et 95 % sont des hommes. « Il y a plus de monuments en l’honneur de sirènes (22) que de femmes membres du Congrès (2) ! », commente Elizabeth Alexander, présidente de la Fondation Andrew W. Mellon qui a financé l’enquête et investit 250 millions de dollars sur cinq ans pour « réinventer nos monuments autour des questions de justice et d’égalité ». En 1776, cinq jours après la signature de la Déclaration d’indépendance, une statue du roi George III d’Angleterre était déboulonnée à New York. Deux siècles et demi plus tard, les statues n’ont pas fini de tomber.
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Aux États-Unis, ces statues qu’on déboulonne
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°578 du 26 novembre 2021, avec le titre suivant : Aux États-Unis, ces statues qu’on déboulonne