Le récent entartage de la « Joconde » est un acte de vandalisme artistique qui a connu un large retentissement médiatique. Un phénomène ancien et polymorphe.
Acte de vandalisme ou acte blasphématoire ? Dans un monde occidental sécularisé, l’art est investi d’une dimension sacrée, comme l’ont mis en exergue les sociologue et philosophe Pierre Bourdieu et Bruno Latour. S’attaquer à l’une de ses icônes exposée dans un de ses temples/musées relève donc du sacrilège. Derrière sa vitre sur laquelle coule une tarte à la crème, La Joconde narguait de son sourire énigmatique le 29 mai dernier son agresseur. Un entartage symbolique qui a fait le tour du monde. Un homme coiffé d’une perruque et assis dans un fauteuil roulant a voulu, par son geste, exhorter les visiteurs à « penser à la planète ». Il a été admis à l’infirmerie psychiatrique de la Préfecture de police de Paris. Une enquête pour « tentative de dégradation d’un bien culturel » a été ouverte.
Ce n’est pas la première fois que le tableau de Léonard de Vinci n’est pas uniquement l’objet de l’admiration des visiteurs du Louvre mais aussi de la vindicte de certains. En décembre 1956, un Bolivien l’avait endommagé au niveau du coude gauche de Monna Lisa en lançant une pierre sur la toile. Elle est depuis 2005 protégée par une vitre blindée qui n’a été qu’éraflée lorsque, en août 2009, une visiteuse russe y avait projeté une tasse à thé vide. Interpellée, la touriste finira elle aussi à l’infirmerie psychiatrique de la Préfecture de police de Paris. Coups de folie ou coup de sang, comme celui qui a saisi en juin dernier un Américain de 21 ans au Dallas Museum of Art. Plutôt que sur sa compagne, il a préféré donner libre cours à sa colère sur des œuvres d’art, s’est-il défendu. Plusieurs vestiges remontant à l’Antiquité ont été brisés pour un préjudice estimé à près de 5 millions d’euros. Celui-ci enrichit la longue liste des vandalismes psychopathologiques.
C’est à l’abbé Grégoire (1750-1831) que l’on doit le néologisme de « vandalisme » forgé en 1794. « Je créai le mot pour tuer la chose », revendiquait dans ses Mémoires le prélat pour s’ériger contre les déprédations perpétrées par les révolutionnaires. « Les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts, les hommes libres les aiment et les conservent », déclarait-il dans un rapport en stigmatisant le peuple des vandales considéré comme l’archétype de la barbarie. Désormais, la nécessité de protéger le patrimoine devient l’un des principaux marqueurs de culture et de civilisation. Un impératif puisque le vandalisme est omniprésent dans l’histoire de l’art, de la réutilisation ou de la mutilation des statues dans la Grèce antique aux destructions d’œuvres sacrées à l’époque des guerres de religion, en passant par la crise iconoclaste byzantine ou la série d’actions des suffragettes dans les musées londoniens en 1914.
C’est d’ailleurs par un acte de vandalisme artistique que s’est ouvert le XXIe siècle. En 2001, les talibans en Afghanistan dynamitent les Bouddhas de Bâmiyân. Un fanatisme religieux qui motive également la destruction du patrimoine archéologique des zones sous la coupe de l’organisation État islamique en 2015 ou encore les attaques dont a fait l’objet Immersion (Piss Christ). Cette photographie d’Andres Serrano représentant un crucifix trempé dans de l’urine a été vandalisée à plusieurs reprises, en 1997 à la National Gallery of Victoria de Melbourne (Australie), en 2007 dans une galerie suédoise ou en 2011 à la Collection Lambert à Avignon.
Les causes du vandalisme peuvent être politiques, comme lors du mouvement des « gilets jaunes » en France en 2018. En marge des manifestations violentes qui ont eu lieu à Paris aux abords de l’Arc de triomphe, des tags insurrectionnels avaient été inscrits sur le monument, des bustes avaient été endommagés – dont un de Napoléon – ainsi qu’un moulage en plâtre (1899), détail du haut-relief La Marseillaise de François Rude. Le vandalisme peut également avoir un motif idéologique ou mémoriel avec la déferlante iconoclaste qui a accompagné au printemps 2020 le mouvement Black Lives Matter (« Les vies des Noirs comptent »). Des États-Unis à l’Europe, les statues de figures de la traite négrière ou de ses défenseurs ont été déboulonnées, détruites ou souillées. Pas seulement. En février dernier, la sculpture en hommage à Abdelkader (1808-1883) a été vandalisée à l’aide d’une disqueuse avant son inauguration à Amboise (Indre-et-Loire), où le héros national algérien avait été détenu. Une enquête pour « dégradation grave de bien destiné à l’utilité publique et appartenant à une personne publique » a été ouverte. Des images qui ont indigné et choqué certains, en ont enthousiasmé d’autres.
Pour autant, le vandalisme d’œuvres d’art n’est pas seulement le fruit du déchaînement de la haine d’une horde de « barbares fanatisés », de la colère d’une foule de manifestants s’exprimant dans l’espace public ou de marginaux affectés de troubles psychotiques. C’est un phénomène majoritairement individuel dont le but est de mettre à profit l’immense écho médiatique pour attirer l’attention sur une cause, ou de donner de la visibilité à des idées. Les auteurs de tels actes agissent ainsi presque toujours aux heures d’ouverture des musées, de manière ostensible voire ostentatoire. En 2014, scandalisé par le manque d’expositions consacrées à des artistes locaux, Maximo Caminero, artiste résidant à Miami (Floride), pénétrait dans le Pérez Art Museum. Il détruisait une œuvre de l’artiste contemporain Ai Weiwei qui comprenait un vase de la dynastie chinoise des Han (206-220 av. J.-C.) d’une valeur de 1 million de dollars [voir ill.]. D’autres artistes préfèrent ajouter leur touche à l’œuvre qu’ils prennent pour cible. En 2012, Uriel Landeros entre à la Menil Collection de Houston (Texas) avec une bombe de peinture et un pochoir. Il fond sur la toile de Picasso La Femme dans un fauteuil rouge datant de 1929 pour y inscrire une scène de tauromachie et le mot « conquista ».À la police de Houston l’interrogeant sur ses motivations, il répond que son geste est « une performance pour la justice sociale, un acte de défiance à portée politique ».
Un statut de l’auteur et une revendication qui nous plongent en plein sfumato pour qualifier la nature de son acte. Déprédation ou happening artistique ? « Vandalisme créatif », répond Anne Bessette à l’origine de ce concept dans sa thèse soutenue en 2018 sur les enjeux et la réception des destructions et dégradations dans les musées en Europe et en Amérique du Nord depuis 1970 [publiée en 2021 chez L’Harmattan]. Le cas le plus emblématique est celui de Fontaine, le ready-made de Marcel Duchamp consistant en un urinoir en porcelaine renversé, signé « R. Mutt ». Il a été profané à six reprises de 1993 à 2000, notamment par le peintre Pierre Pinoncelli qui le compisse et lui assène un coup de marteau. Aucune hostilité à l’égard de l’œuvre mais un hommage rendu à son créateur. « L’esprit dada, revendique-t-il, c’est l’irrespect […]. C’était un clin d’œil au dadaïsme, j’ai voulu rendre hommage à l’esprit dada. Marcel Duchamp aurait compris et apprécié mon geste. » Un geste excercé dans une optique de régénération ou d’accomplissement d’une création dévoyée par l’institution muséale. Lors de sa défense devant le tribunal correctionnel de Nîmes en 1998, Pierre Pinoncelli argue qu’il s’agissait « d’achever l’œuvre de Duchamp, en attente d’une réponse depuis plus de quatre-vingts ans ; un urinoir dans un musée doit forcément s’attendre à ce que quelqu’un urine dedans un jour, en réponse à la provocation inhérente à la présentation de ce genre d’objet trivial dans un musée […]. Y uriner termine l’œuvre et lui donne sa pleine qualification. […] On devrait pouvoir se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser. »
Sans atteindre de telles extrémités, les actes de vandalisme artistique sont dans leur écrasante majorité bien moins spectaculaires et beaucoup plus récurrents que ces exceptionnels, bien que fréquents, coups d’éclat. Il s’agit du micro-vandalisme anonyme qui presque quotidiennement détériore les œuvres dans les musées, lesquelles se retrouvent entaillées, éraflées, caressées par les visiteurs… ou les gardiens. Ils y laissent comme traces de leur passage inscriptions diverses et variées, griffures, rayures ou incisions. Un phénomène que les directeurs de musée rechignent à médiatiser pour ne pas créer d’émulation et ne pas faire écho à un phénomène qui entrave leur toute première mission : celle de protéger le patrimoine qui leur est confié. Un danger subreptice bien plus difficile à endiguer que l’éclatante menace des futuristes qui, dans leur manifeste, promettaient en 1909 de « débarrasser [l’Italie] des musées innombrables qui la couvrent d’innombrables cimetières. […] Viennent donc les bons incendiaires aux doigts carbonisés ! Les voici ! Les voici ! Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques ! Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées ! Oh ! qu’elles nagent à la dérive les toiles glorieuses ! À vous les pioches et les marteaux ! ». Mais plus que les violentes diatribes, c’est la sourde indifférence à l’égard du patrimoine qui, en le laissant à l’abandon, représente l’acte de vandalisme le plus diffus.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°593 du 8 juillet 2022, avec le titre suivant : Le vandalisme artistique une histoire vieille comme l’histoire de l’art